samedi 6 mai 2017

Mona Ozouf, Jules Ferry. La liberté et la tradition, Gallimard, Paris, 2014.




Mona Ozouf, Jules Ferry. La liberté et la tradition,
Gallimard,
Paris, 2014.

On a tous en tête les deux facettes, quasi incompatibles, de Jules Ferry: celle de l'homme d'Etat, humaniste, qui a rendu l'école gratuite, laïque et obligatoire; et l'autre, plus incompréhensible, moins glorieuse, véhiculée par son discours à la chambre des députés en 1885, dans lequel il justifiait la colonisation en soulignant le devoir pour les "races supérieures" de civiliser les "races inférieures". Comment l'ex-ministre de l'instruction et des affaires étrangères, comment un homme public, pouvait-il proférer de tels propos dans la "Patrie des droits de l'Homme"? En retraçant les origines de Jules Ferry et en replaçant son action politique dans le temps long, Mona Ozouf parvient à remettre en place la réalité et la vérité des décisions prises par Jules Ferry à la fin du dix-neuvième siècle.

Vosgien, grand marcheur, amateur du monde rural, respectueux des traditions et de l'art académique, Jules Ferry vit dans une France bouleversée, dans une France qui a connu trois défaites successives dont elle a du mal à se remettre et qui marquent profondément les esprits de l'époque. Une France également peuplée de Français ambigus, aux comportements parfois étranges, presque contradictoires. Cette situation va peser énormément sur les choix et les actions politiques de Jules Ferry.

1793 marque la première défaite. C'est celle de la Première République qui a engendré la Terreur et la mort prématurée des idéaux républicains de liberté, d'égalité et de fraternité sous les coups d'un Robespierre fanatique, ouvrant la voie au coup d'état du 18 Brumaire et à la prise du pouvoir de Bonaparte. La seconde défaite a eu lieu en 1848, au moment où, pleins d'espoirs, les Français récupèrent le droit de vote. Mais ils l'utilisent mal, et contre toute attente place à la tête de l'Etat un autre Bonaparte, assassin lui aussi de la République. Terrible prise de conscience que celle de voir les Français mal utiliser un droit pour lequel ils ont combattu depuis de si nombreuses années. Mais par dessus tout c'est 1870 qui marque le plus les esprits à l'époque du gouvernement de Ferry, cette guerre perdue face à l'ennemi voisin qui ampute durablement la France de l'Alsace-Moselle.

Tout était réuni pour rendre compliquées les réformes de cette homme qu'on accusait de ne rien faire alors qu'il voyait sa terre natale passer aux mains des ennemis. Haï, échappant à des attentats, il fut portant à l'origine de changements fondamentaux, devenus si normaux aujourd'hui, qu'on en oublie même qu'il n'a pas été toujours comme cela. Soucieux de donner plus de pouvoirs aux autorités locales, il retire aux préfets le droits de nommer les maires pour en laisser la nomination au suffrage universel. Les libertés de presse et de réunion furent aussi des chantiers que son action a permis de développer.

Son œuvre la plus importante est sans conteste ses lois scolaires. Déjà en passe de devenir obligatoire et gratuite, l'école sous Jules Ferry devint laïque. Cette révolution scolaire répond à son idéal républicain: le manque d'instruction est la cause la plus évidente de toutes les inégalités et de toutes les erreurs, notamment celles commises dans la mauvaise utilisation du droit de vote des Français. Ainsi selon Ferry la République doit prendre en charge l'éducation pour s'enseigner elle-même. Dès lors, il ne sera plus possible que des Français instruits reproduisent les aberrations du passé. Droits de l'Homme, capacité à exercer un jugement critique, comprendre et participer à la vie de son pays, sont les grands objectifs de la formation citoyenne de l'enseignement sous la Troisième République. Histoire et géographie y occupent une place toute particulière puisque l'histoire doit ancrer la République dans le temps long pour en expliquer ses origines et l'intérêt de la défendre; la géographie l'ancrera dans ses territoires.

Mona Ozouf contextualise ainsi le discours justifiant la colonisation. Loin d'affirmer une théorie raciste telle qu'on pourrait la comprendre à la première lecture du célèbre discours, Ferry fait plutôt preuve d'un grand humanisme: ce qui fait la supériorité de la "race" française sur les "races inférieures", c'est justement cette éducation et cette instruction qu'il souhaite partager avec les colonies afin d'en faire des nations sœurs plus que des nations esclaves. Quant à l'affirmation de la puissance française par la colonisation, tant critiquée par Clemenceau, il faut la replacer dans le contexte géopolitique de l'époque: la perte par la France de leur territoire frontière avec l'Allemagne. Redonner l'impression de force aux Français semblait urgent.


Par une écriture parfaitement maîtrisée, une clarté et une méthode remarquables, Mona Ozouf réussit en 120 pages à lever tous les doutes sur l'un des plus grands hommes politiques qu'ait connu la France et qui s'est mis au service d'une Nation qui ne semble pas avoir immédiatement pris conscience de l'importance de cette personnalité et de la portée de son action.

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