Stéphane Audoin-Rouzeau, Une initiation. Rwanda (1994-2016),
Editions du Seuil,
Paris, 2017.
Lorsqu'en
2008 Stéphane Audoin-Rouzeau partait pour la première fois au Rwanda à
l'invitation de jeunes chercheurs qui travaillent sur le génocide des Tutsi, il
était loin de se douter de l'impact de l'événement et de sa mémorialisation sur
lui et sur sa carrière. Une initiation
est le récit de ces bouleversements à la fois professionnels et personnels
provoqués par la (re)découverte pour un historien de cet « épisode »
inédit de l'histoire du monde.
Entre récits
de rencontres et mises au point historiques, le spécialiste des violences
commises pendant la Première Guerre mondiale explique de façon claire le rôle
joué par la France avant et pendant le génocide, ses relations désormais
compliquées avec le gouvernement rwandais, et, dans ces contextes, le malaise
d'être un Français qui assiste sur place aux commémorations des massacres. Tout
est raconté avec une limpidité à faire frémir les journaux négationnistes qui
osent aujourd'hui donner la parole à d'ex-membres du gouvernement français de
l'époque, impliqués jusqu'au cou dans l'affaire et qui clament ne rien avoir à
se reprocher malgré l'évidence de leurs actes. Ce massacre d'une telle
intensité n'a été possible qu'après une préparation de longue date et un
soutien logistique efficace. Tous les rapports et témoignages prouvent que,
pour des raisons qui restent encore obscures, les premières missions françaises
visaient à stopper l'avancée du FPR, alors que l'armée gouvernementale et les
miliciens massacraient hommes, femmes et enfants avec une sauvagerie sans
égale. Puis ce fut la protection et l'exfiltration plus ou moins volontaires
des tueurs que l'Opération Turquoise accompagnait.
Cet
événement sans égal dans l'histoire a peu à peu et durablement transformé
l'historien et a métamorphosé de façon irrémédiable son rôle. Invité à
témoigner lors du procès de génocidaires, l’historien a du contextualiser les
faits reprochés aux accusés. Il est aussi amené à expliquer pourquoi une certaine "raison d'Etat" pousse encore récemment un Premier Ministre à justifier la conduite
d'un ancien Président de la République du même bord politique que l'actuel afin
de ne pas discréditer un parti dont la cote de popularité s'effondre depuis les
premiers mois du dernier quinquennat. Comment peut-on encore supporter devant
l'évidence d’une telle erreur de parler d'un "double génocide" en sous-entendant
que finalement les Tutsi n'avaient pas volé ce qui leur arrivait?
Le
bouleversement qui s'opère dans la vie de Stéphane Audoin-Rouzeau est surtout
provoqué par les récits des rescapés qu'il rencontre au fil de son séjour au
Rwanda. Joséphine, dernière rescapée d'une famille décimée et à qui on avait
offert une vache, raconte comment cette dernière est morte de faim car ses
voisins, certainement aussi les tueurs de ses proches, ne voulaient pas qu’elle
paisse dans les champs alentours, prouvant ainsi que la haine est encore bien
vivante au Rwanda. Émilienne, elle aussi rescapée, trouve la force, comme
thérapeute, de faire raconter les pires horreurs subies par ses patients afin
de les soulager. Massacres entre voisins, déchaînement de violence,
cruauté...même en spécialiste des violences de guerre, Stéphane Audoin-Rouzeau
n’aurait pu imaginer entendre de telles paroles, apprendre de telles horreurs.
Un éclairage
indispensable est fait aussi sur la grande question que toute personne qui
s'intéresse au sujet ne peut que se poser: comment des coreligionnaires, aussi
croyants soient-ils, ont-ils pu en arriver à tuer
leurs "frères" ou leurs prêtres, à l'intérieur même des églises,
lieux sacrés, faisant office jusqu’alors de refuges en cas de danger ?
Enfin le
choc des commémorations, de leur mise en scène, l'organisation du travail de
mémoire rwandais ont profondément marqué l'historien. Loin des monuments aux morts des
guerres mondiales que l’on a l’habitude de voir en France, au Rwanda, ce sont
des fosses communes qu'on ouvre chaque année, ce sont des cadavres qu'on expose
dans la position même dans laquelle ils sont morts, témoins des souffrances
vécues lors de l'ultime moment où la machette s'abattait sur eux vingt ans plus
tôt. Sans oublier non plus ces grandes cérémonies collectives organisées dans
les stades, occasions souvent de crises d'hystérie en série lorsque les
témoignages des survivants font remonter à la mémoire de ceux qui sont là les
terribles images des corps mutilés, les horribles images des scènes de mise à
mort.
L'épilogue
du livre raconte le retour des chercheurs l’année dernière dans le pays des
mille collines. Les esprits ont changé, les temps aussi, mais le souvenir reste
vivant. Partout on sent le génocide ; on sent sa présence dans toutes les
consciences, sur tous les lieux où ont été tués les victimes. Les relations
avec la France restent encore tendues. Mais ce que n'arrivent pas à accomplir les politiques, peut-être les historiens et leur objectivité y arriveront-ils: leurs relations
avec les rescapés et leurs recherches sur ce qui s'est réellement passé sur
place il y a plus de vingt ans mèneront certainement un jour à la réconciliation entre les
deux États.
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