Laure Marchand, Guillaume Perrier, Thomas Azuélos, Le fantôme
arménien,
Futuropolis,
Paris, 2015.
En 1915, en
pleine guerre mondiale, dans un Empire ottoman en crise, a lieu le génocide des
Arméniens. Rendus responsables de la décadence du peuple turc, ils sont sauvagement
assassinés par milliers par les extrémistes du Comité Union et progrès qui vient de prendre
le pouvoir par la force. Plus d'un million d'Arméniens ont disparu, beaucoup
ont fui à l'étranger ou ont été "turquisés" de force pour en faire
des esclaves.
Un siècle
plus tard, le génocide n'est toujours pas reconnu par l'Etat turc et ce malgré
les efforts de la communauté internationale ou ceux des descendants de victimes
ou rescapés qui tentent, de façon plus ou moins individuelle, d'organiser à
leur manière les commémorations de la mort de leurs aïeux et qui se battent
pour que le gouvernement turc accepte d'en assumer la responsabilité.
C'est
justement l'une de ces initiatives qu'ont décidé de relater les auteurs de
cette BD-reportage: celle de Varou, ou Varoujan, un descendant d' Arméniens de
la diaspora, de ces Arméniens qui ont dû fuir pour s'exiler à l'étranger.
Varoujan a le projet d'exposer à Diyarbakir, ville où vivait une forte
communauté arménienne, des portraits géants de victimes du génocide.
Au fil des
planches, on suit Varoujan dans cette ville sur laquelle plane, comme dans tout
le pays, le fantôme arménien: cette omniprésence arménienne dans
l'architecture de leurs anciennes églises transformées en mosquées, sur les
murs incrustés de briques aux motifs typiquement arméniens, dans les
consciences et les mémoires des descendants des victimes ou des rescapés du
génocide, dans les angoisses qui règnent encore aujourd'hui en Turquie. Ce
fantôme est plus que présent aussi sur les lieux qui ont été les théâtres des
massacres comme le pont de Diyarbakir d'où hommes, femmes, enfants, vieillards
ont été précipités dans le fleuve, cimetière de ces condamnés dont la seule
faute était d'appartenir à un peuple jugé nuisible.
Le
fantôme arménien est aussi présent dans les consciences, dans celles des
descendants en permanente quête d'identité. Restent-ils turcs parce qu'on a
obligé leurs ancêtres à le devenir? Sont-ils kurdes? Alevis? Musulmans?
Doivent-ils continuer à nier leurs origines? Ou doivent-ils revendiquer haut et
fort leur identité arménienne qu'on les a obligés à nier?
Ce spectre
arménien, les auteurs tentent de lui redonner vie en faisant le récit des
pérégrinations de Varoujan dans le Dersim,
région toujours rebelle, toujours frondeuse, qui a vu mourir des
milliers d'Arméniens sous les coups des miliciens extrémistes. Son paysage si
beau, composé de falaises abruptes, fut aussi l'instrument du massacre. Il est
aujourd'hui constellé de ruines des églises, laissées à l'abandon, comme des
pierres tombales, seuls monuments témoignant de la disparition des Arméniens
qui vivaient ici.
Jamais dans
cet ouvrage les massacres ne sont représentés, mais ils sont toujours évoqués
dans les récits et les histoires que l'on se transmet de génération en
génération. Les grands aplats d'encre rouge qui traversent les planches de
paysages aux teintes beiges/sépia en sont les seules représentations
graphiques.
Récit d'une
lutte pour faire revivre le souvenir de ce peuple assassiné, ce livre est aussi
le récit du combat d'hommes et de femmes pour sortir du négationnisme étatique
turc. Alors que les réminiscences du génocide sont fréquentes en Turquie, les héros ordinaires de cette histoire
risquent leur vie tels les Justes à l'époque qui ont risqué la leur pour sauver
quelques enfants du massacre et les ont élevés comme les leurs.
L'histoire
se termine à Sivas, une des plus nationalistes et des plus négationnistes des
villes de Turquie où Varoujan tient à parcourir quelques mètres sur la route
des déportés, dernier chemin emprunté par son grand-père avant de mourir.
Le principe
d'un génocide est de faire disparaître un peuple et toutes traces de celui-ci.
Mais ironie de l'Histoire, le fantôme arménien continuera de hanter la
Turquie tant que ses dirigeants successifs refuseront de reconnaître le crime.
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