mercredi 11 janvier 2023

THIL Tristan, BAILLI Vincent, Congo 1905. Le rapport Brazza Futuropolis, Paris, 2018.

 

 THIL Tristan, BAILLI Vincent, Congo 1905. Le rapport Brazza

Futuropolis,

Paris, 2018.

 

Parfois, à la lecture d’un ouvrage, l’impression nous vient qu’il nous était destiné. Ainsi, quelques mois après avoir soutenu ma thèse de doctorat « Se recycler après l’Empire. Formations et carrières des anciens élèves de l’école nationale de la France d’outre-mer (1945 à nos jours), à avoir donc passé plusieurs années en compagnie des administrateurs, magistrats et inspecteurs du travail coloniaux au gré des séjours dans des centres d’archives variés, à avoir nécessairement analysé les relations franco-africaines dans le deuxième XXe siècle en profondeur, j’ai eu la chance de ressentir cette impression à la lecture de Congo 1905. Le rapport Brazza. Le premier secret d’État de la « Françafrique » de Vincent Bailly er Tristan Thil aux éditions Futuropolis. Sa découverte vaut assurément le coup.

Ce récit d’archives, l’intégralité du rapport et des archives de Brazza étant conservés aux archives nationales de l’outre-mer à Aix-en-Provence, nous plonge dans les années 1905-1906 de Paris au Congo français, des bureaux du ministère des colonies aux méandres du fleuve éponyme, des bancs de l’assemblée nationale aux cercles du Congo français où cohabitent l’administration coloniale dirigée par le commissaire général Émile Gentil, les gardes armés et les compagnies concessionnaires de caoutchouc qui profitent du travail forcé et organisent des prises d’otage pour faire pression sur les populations.

Qui est friand de secret d’État étouffé et révélé par l’enquête archivistique, de scandales politico-économiques, de rivalités de pouvoir et bien sûr d’histoire coloniale sera captivé par ces pages d’une rare beauté. Les choix esthétiques des auteurs permettent de saisir les ambiances, les lieux, le rythme et les mouvements. Ainsi, les planches sont de véritables tableaux où se mêlent la peinture, l’aquarelle essentiellement, les couleurs vives ou sombres, les traits hésitant du croquis, finalement suffisamment soignés, pour capter précisément les attitudes et les émotions. Ce dessin est au service d’un rythme soutenu souligné par les nombreux cartouches chronologiques. Le lecteur est ainsi invité à reconstituer les étapes de ce rythme effréné qui rapproche parfois la narration de celle d’un thriller à suspense et la lecture d’un Escape Game dont le compte-à-rebours file bien trop vite.

La construction du récit participe à cette dynamique : l’histoire commence par la fin, à Paris, dans les bureaux du ministère des colonies en nous plongeant directement dans les débats de la commission chargée de publier – ou non – le rapport Brazza. Les aventures de la mission et les exactions du système colonial français occupent la partie centrale du la bande dessinée et sont amorcées par le récit de l’un des membres présents à la réunion qui ouvre l’ouvrage. Gardons en tête que l’un des objectifs confiés à l’expédition est de prouver que le système colonial public français est bien plus respectueux des engagements pris à Berlin en 1885 que le système colonial privé belge. Nous comprenons rapidement, à travers les yeux des membres de l’expédition qu’il n’en est rien. Le récit se termine par le procès expéditif de deux membres de l’administration coloniale, fusibles que l’on fait sauter pour faire l’ombre sur le reste des horreurs qui n’ont rien à envier au domaine de Léopold II. Enfin les dernières pages sont celles du décès de Pierre Savorgnan de Brazza qui n’a donc pas eu le temps de défendre son rapport. Sa publication est réclamée pendant quelques années par certains membres du corps expéditionnaire qui publient régulièrement dans Le Temps ou L’Humanité. Certaines planches retranscrivent très justement l’inconfort ressenti par le lecteur devant la violence des Blancs sans que l’ouvrage ne tombe jamais dans la caricature puisque les auteurs montrent aussi très justement les fortes tensions au sein même des autorités coloniales. L’antagonisme entre Gentil et Brazza en est l’apogée.

Une fois le récit achevé, l’album s’enrichit d’un dossier documentaire passionnant. Quatre éléments le constituent. Tout d’abord, les auteurs résument et éclairent rapidement l’essentiel des faits exposés au cours du récit avant de nous proposer une interview croisée de l’éditeur Dominique Bellec et de l’historienne Catherine Coquery-Vidrovitch qui, parmi tout ce qu’elle a fait pour l’histoire française et africaine, a été la première, alors qu’elle était encore doctorante, a retrouvé les archives du rapport Brazza que l’on croyait perdues. Enfin, deux documents d’archives complètent le dossier : les instructions strictement confidentielles du ministre des colonies, Etienne Clémentel, à Pierre Savorgnan de Brazza et la lettre de Brazza à Paul Bourde écrite à Brazzaville le 24 août 1905 et publiée dans Le Temps le 27 septembre 1905.

La rencontre précieuse entre la bande dessinée et le dossier documentaire permet aux lecteurs d’entrer de plein pied dans le système colonial violent et raciste du début du XXe siècle. Cette rencontre peut aussi permettre aux élèves et étudiants de saisir le fonctionnement des sociétés coloniales au moment où les programmes scolaires insistent davantage sur l’affirmation de la IIIe République et sur la loi de séparation des Églises et de l’État. Bien que l’usage du terme « françafrique » paraisse abusif, pour ne pas dire anachronique, la mise en regard du récit et des archives permet aussi de comprendre le cœur du travail des historiennes et historiens et ainsi de répondre à la question essentielle de la fabrique de l’histoire. Ce travail souligne l’importance des sources, de l’enquête, des preuves pour atteindre un récit historique vrai. Ainsi, le complotisme et les relectures réactionnaires de l’histoire coloniale souhaitant réhabiliter les aspects positifs de la colonisation s’en trouvent disqualifiés. Et Vincent Bailly et Tristan Thill de rappeler que l’important est l’exposition des faits, leur mise en relation et que la bande dessinée est un support particulièrement efficace pour nourrir le devoir d’histoire.    


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