THIL Tristan, BAILLI Vincent, Congo 1905. Le rapport Brazza
Futuropolis,
Paris, 2018.
Parfois, à la lecture d’un ouvrage, l’impression nous
vient qu’il nous était destiné. Ainsi, quelques mois après avoir soutenu ma
thèse de doctorat « Se recycler après l’Empire. Formations et carrières
des anciens élèves de l’école nationale de la France d’outre-mer (1945 à nos
jours), à avoir donc passé plusieurs années en compagnie des administrateurs,
magistrats et inspecteurs du travail coloniaux au gré des séjours dans des
centres d’archives variés, à avoir nécessairement analysé les relations
franco-africaines dans le deuxième XXe siècle en profondeur, j’ai eu la chance
de ressentir cette impression à la lecture de Congo 1905. Le rapport Brazza.
Le premier secret d’État de la « Françafrique » de Vincent Bailly
er Tristan Thil aux éditions Futuropolis. Sa découverte vaut assurément le coup.
Ce
récit d’archives, l’intégralité du rapport et des archives de Brazza étant
conservés aux archives nationales de l’outre-mer à Aix-en-Provence, nous plonge
dans les années 1905-1906 de Paris au Congo français, des bureaux du ministère
des colonies aux méandres du fleuve éponyme, des bancs de l’assemblée nationale
aux cercles du Congo français où cohabitent l’administration coloniale dirigée
par le commissaire général Émile Gentil, les gardes armés et les compagnies concessionnaires
de caoutchouc qui profitent du travail forcé et organisent des prises d’otage
pour faire pression sur les populations.
Qui
est friand de secret d’État étouffé et révélé par l’enquête archivistique, de
scandales politico-économiques, de rivalités de pouvoir et bien sûr d’histoire
coloniale sera captivé par ces pages d’une rare beauté. Les choix esthétiques
des auteurs permettent de saisir les ambiances, les lieux, le rythme et les
mouvements. Ainsi, les planches sont de véritables tableaux où se mêlent la
peinture, l’aquarelle essentiellement, les couleurs vives ou sombres, les
traits hésitant du croquis, finalement suffisamment soignés, pour capter
précisément les attitudes et les émotions. Ce dessin est au service d’un rythme
soutenu souligné par les nombreux cartouches chronologiques. Le lecteur est
ainsi invité à reconstituer les étapes de ce rythme effréné qui rapproche
parfois la narration de celle d’un thriller à suspense et la lecture d’un
Escape Game dont le compte-à-rebours file bien trop vite.
La
construction du récit participe à cette dynamique : l’histoire commence par la
fin, à Paris, dans les bureaux du ministère des colonies en nous plongeant
directement dans les débats de la commission chargée de publier – ou non – le
rapport Brazza. Les aventures de la mission et les exactions du système
colonial français occupent la partie centrale du la bande dessinée et sont
amorcées par le récit de l’un des membres présents à la réunion qui ouvre
l’ouvrage. Gardons en tête que l’un des objectifs confiés à l’expédition est de
prouver que le système colonial public français est bien plus respectueux des
engagements pris à Berlin en 1885 que le système colonial privé belge. Nous
comprenons rapidement, à travers les yeux des membres de l’expédition qu’il
n’en est rien. Le récit se termine par le procès expéditif de deux membres de
l’administration coloniale, fusibles que l’on fait sauter pour faire l’ombre
sur le reste des horreurs qui n’ont rien à envier au domaine de Léopold II.
Enfin les dernières pages sont celles du décès de Pierre Savorgnan de Brazza qui
n’a donc pas eu le temps de défendre son rapport. Sa publication est réclamée
pendant quelques années par certains membres du corps expéditionnaire qui
publient régulièrement dans Le Temps ou L’Humanité. Certaines
planches retranscrivent très justement l’inconfort ressenti par le lecteur
devant la violence des Blancs sans que l’ouvrage ne tombe jamais dans la
caricature puisque les auteurs montrent aussi très justement les fortes
tensions au sein même des autorités coloniales. L’antagonisme entre Gentil et
Brazza en est l’apogée.
Une
fois le récit achevé, l’album s’enrichit d’un dossier documentaire passionnant.
Quatre éléments le constituent. Tout d’abord, les auteurs résument et éclairent
rapidement l’essentiel des faits exposés au cours du récit avant de nous
proposer une interview croisée de l’éditeur Dominique Bellec et de
l’historienne Catherine Coquery-Vidrovitch qui, parmi tout ce qu’elle a fait
pour l’histoire française et africaine, a été la première, alors qu’elle était
encore doctorante, a retrouvé les archives du rapport Brazza que l’on croyait
perdues. Enfin, deux documents d’archives complètent le dossier : les
instructions strictement confidentielles du ministre des colonies, Etienne
Clémentel, à Pierre Savorgnan de Brazza et la lettre de Brazza à Paul Bourde
écrite à Brazzaville le 24 août 1905 et publiée dans Le Temps le 27
septembre 1905.
La
rencontre précieuse entre la bande dessinée et le dossier documentaire permet
aux lecteurs d’entrer de plein pied dans le système colonial violent et raciste
du début du XXe siècle. Cette rencontre peut aussi permettre aux élèves et
étudiants de saisir le fonctionnement des sociétés coloniales au moment où les
programmes scolaires insistent davantage sur l’affirmation de la IIIe
République et sur la loi de séparation des Églises et de l’État. Bien que
l’usage du terme « françafrique » paraisse abusif, pour ne pas dire
anachronique, la mise en regard du récit et des archives permet aussi de
comprendre le cœur du travail des historiennes et historiens et ainsi de répondre
à la question essentielle de la fabrique de l’histoire. Ce travail souligne l’importance
des sources, de l’enquête, des preuves pour atteindre un récit historique vrai.
Ainsi, le complotisme et les relectures réactionnaires de l’histoire coloniale souhaitant
réhabiliter les aspects positifs de la colonisation s’en trouvent disqualifiés.
Et Vincent Bailly et Tristan Thill de rappeler que l’important est l’exposition
des faits, leur mise en relation et que la bande dessinée est un support
particulièrement efficace pour nourrir le devoir d’histoire.
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