Frank Miller (scénario) et Rafael Grampa (dessin), The Dark Knight Returns: The Golden Child, Collection DC Black Label, Urban Comics, 2020.
« Ça va être violent. Ça va être crade. Ça va être genial. »
Frank Miller revient pour la quatrième fois compléter et poursuivre la ligne narrative de ce qui demeure son chef-d’œuvre, The Dark Knight Returns. Un retour en grâce ou un ratage de plus à mettre au compte du bonhomme ?
Les années n’ont pas été tendres avec celui qui se définissait jadis comme un auteur contraint de se mettre au dessin. Outre une santé dégradée, une vie personnelle mouvementée, ses derniers travaux n’ont pas fait l’unanimité. Il semble loin le temps béni au cours duquel Miller tirait avec brio les aventures de Daredevil vers le polar hardboiled ou démontait puis remontait Batman pour en faire LE Dark Knight. Ses mésaventures cinématographiques (les bancales adaptations de Sin City et le naufrage complet de The Spirit), ses prises de paroles teintées d’homophobie, de misogynie ou de xénophobie n’ont pas trop aidé à redorer son blason. 300 et sa relecture de la rhétorique civique lacédémonienne, Miller a choisi de les inscrire explicitement dans la veine des travaux de Victor Davis Hanson sur le « modèle occidental de la guerre ». Quant au très épidermique Holy Terror, sa réponse au traumatisme des attentats du 11 septembre 2001, Miller le concevait ouvertement comme une pure œuvre de propagande anti-Al-Qaida dans laquelle un sous-Batman affronte les terroristes islamistes. Le « choc des civilisations » de Samuel Huntington n’est jamais très loin des écrits et pensées de Miller. Il a beau se défendre d’avoir une lecture très conservatrice des évènements, ses références elles le sont bien assez… Et l’amour sincère de Zack NRA Snyder pour les idées du bonhomme n’est pas le fruit du hasard…
Lorsqu’il revient à l’œuvre-phare de sa carrière pour The Dark Knight Strikes Again en 2001, son style graphique très caricatural et son écriture qui ne l’est pas moins ne soulèvent pas l’enthousiasme des foules… A la fin des années 2010, il cède ses crayons à Andy Kubert ou John Romita Junior pour deux autres séquelles à son chef-d’œuvre. Il montre les dents mais… Il en est de même que pour sa séquelle tardive aux mésaventures de Léonidas, Xerxes: The Fall of the House of Darius and the Rise of Alexander : ni avec des crayons ni avec des mots, il ne semble être en mesure d’apporter quelque-chose de neuf ou de croustillant aux lecteurs…
Alors fini le bonhomme ? Peut-être pas…
Petite piqûre de rappel sur la mini-série de 1986 : The Dark Knight Returns narre la dernière (?) croisade d’un Batman vieillissant, aigri et à la retraite, contraint de reprendre du service dans un monde au bord de l’explosion et de l’autodestruction. Sorte de réinvention du personnage à la sauce Dirty Harry, la série réinstalle un personnage, en passe de fêter ses cinquante ans de vie éditoriale, dans sa forme première de tough guy totalement dévoué à sa mission d’implacable combattant du crime. Le personnage est régénéré par le récit et ramené à ses racines premières. Frank Miller est alors en pleine possession des ses moyens. Sa verve scénaristique se marie parfaitement à son découpage implacable et nerveux. Sa relecture marque durablement le personnage et sa mise en images et en mots continue d’inspirer les équipes créatives. Son Dark Knight est massif et monolithique, inébranlable et déterminé dans ses convictions. Il est épaulé par Carrie Kelley, une gamine de 13 ans qui reprend la panoplie de Robin. Miller a placé un milestone dans l’histoire éditoriale de DC et dans celle des comics en général.
Miller se servait du contexte des années Reagan, l’affaire Iran-Contra ou les tensions Est-Ouest attisées par l’administration reaganienne pour inscrire son héros dans le temps. En toile de fond, l'auteur utilisait les écrans de la néotélévision pour rythmer son récit et illustrer les dérives d'une certaine démocratie télévisuelle américaine parvenue à un sommet sous la présidence de Reagan. C’est sans doute l’absence d’ancrage dans le siècle qui faisait défaut à The Dark Knight Strikes Again ou The Dark Knight III : The Master Race…
Dès les premières planches du présent album, Miller s’inscrit dans l’histoire immédiate des Etats-Unis. Les enfants de Superman, Lara et Jonathan, volent au-dessus de Gotham et observent les humains à travers leurs yeux d’aliens. Leurs pérégrinations les emmènent en plein cœur d’un affrontement entre deux factions : les pro et anti-Trump. Oui oui : le portrait du quarante-cinquième président étatsunien est clairement visible. Carrie Kelley, rvêtue de l’armure de Batwoman, intervient pour calmer le jeu alors que sur les réseaux sociaux la haine explose…
Batwoman scrute les réseaux sociaux et surveille les odieuses manipulations des « méchants ». Trump n’est qu’un pion du super-vilain Darkseid qui se sert des agents du chaos du Joker pour brutaliser le débat politique et pousser le pays au bord d’une guerre civile effroyable. Darkseid est un être monstrueux, une Bête immonde, un tyran qui n’a d’autre but que de corrompre le monde entier et de pousser les mortels à s’entredéchirer… Mais Batwoman est là qui veille et entend « rééduquer » les masses, les « armer » et leur permettre de contre-attaquer…
Ecrite et éditée bien avant l’assaut sur le Capitole de janvier 2021, cette bande-dessinée n’est rien moins qu’un très lucide constat de la part de Frank Miller qui met humblement de côté ses penchants conservateurs ou libertariens pour donner sa lecture très premier degré de la stratégie de communication haineuse de Donald Trump. Le mordant de ce one-shot est vraiment bluffant ! Miller appelle ses lecteurs à la résistance et à la vigilance. Il démonte assez habilement les mécanismes du populisme et utilise Darkseid, créé par Jack Kirby comme métaphore point du tout masquée du totalitarisme, pour asséner son propos aussi limpide que transparent ! Batwoman lance au monstrueux personnage : « Chacun de nous pense individuellement. Nous sommes libres. »
Miller
met en scène les enfants et successeurs de Batman, Superman et Wonder Woman et
s’adresse donc aux jeunes générations en qui il place toute sa confiance. Ce souci de se tourner vers le futur immédiat et d'impliquer les jeunes générations est tout à son honneur. Au gré des planches, il passe au crible l'incroyable pouvoir d'ingérence des médias sociaux dans le champ politique étatsunien. Si son analyse est partisane, elle n'est pas moins pertinente !
L’artiste brésilien Rafael Grampa apporte une belle énergie au récit pour la partie graphique. L’album compile la version colorisée et les planches en noir et blanc sans texte aucun du one-shot. Le trait dynamique, précis et nerveux de Grampa convient parfaitement à la tonalité très « insurrectionnelle » du récit. Il glisse quantité de détails et références graphiques dans ses planches. Ainsi, dans la foule des manifestants qui se range derrière Batwoman, le lecteur reconnaîtra aisément Greta Thunberg…
Frank Miller n’est peut-être pas complètement fini finalement… Mais le combat contre le populisme et les « agents du chaos » parasitant les réseaux sociaux et le champ de la communication politique n’est pas fini, loin s’en faut !
« Ça va être violent. Ça va être crade. Ça va être genial. »
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire