Vassili GROSSMAN, Vie et destin, Paris, Livre de Poche, 2005, 1173 p.
Vie
et destin fait partie de ces livres dont
on lit des extraits, dont on peut entendre parler dans les colonnes du Monde
ou sur « France Culture » sans pour autant ne l’avoir jamais lu. Pourtant,
la lecture de ce roman s’avère essentielle car son ampleur littéraire, historique
et philosophique est alors accessible. Les quasi 1200 pages de Vie et destin,
réédité en livre de poche en 2005 offre au lecteur plusieurs perspectives
toutes aussi capitales les unes que les autres : compréhension fine du
fonctionnement des totalitarismes russes et allemands, de la place centrale de
la bataille de Stalingrad dans la Seconde Guerre mondiale, de l’antisémitisme
des sociétés européennes dans les années quarante, du panel d’attitudes
possibles face à la terreur et la violence quotidienne des guerres et des régimes
totalitaires, appréhension profonde et délicate des sentiments et des émotions (amitié,
amour, culpabilité, angoisse…) dans un contexte qui les menace et les amplifie.
L’idée
ici n’est ni de réécrire, ni de répéter les nombreuses analyses qui existent de
ce roman russe qualifié tantôt de « classique » tantôt de « chef
d’œuvre ». C’est incontestablement un monument. L’histoire du manuscrit
suffirait à justifier l’importance qu’il y a à s’y plonger. Transmis par
Vassili Grossman au journal Znamia en 1962, il est immédiatement transféré
au KGB. Peu de temps après, le KGB récupère les manuscrits, les brouillons et
les rubans de machine au domicile de Vassili Grossman. Cette démarche radicale
est inédite pour un roman. L’autre exemple de confiscation d’un manuscrit (au
lieu de son interdiction) est celle de l’Archipel du Goulag une dizaine
d’années plus tard. Mais L’Archipel
n’est pas un livre de fiction, Vie et destin, si. Ainsi, le régime
soviétique, Staline en personne, se sont, à un moment donné, sentis menacés par
cette fiction. Quelle meilleure manière pour donner l’envie de le lire !
Peut-on rêver meilleur « teasing » ? Si Vassili Grossman meurt
malheureusement moins de deux ans après la confiscation du manuscrit, vingt ans
plus tard, deux manuscrits ressortent de la Loubianka, siège du KGB, sans que
l’on sache vraiment comment. Restait alors un long travail d’analyse croisée des
deux manuscrits pour constituer une version « définitive » du chef
d’œuvre que les lecteurs français ont pu découvrir une première fois en 1983
aux éditions L’âge d’homme.
Vie
et destin est un roman russe : il multiplie
les lieux, les personnages dont les vies se croisent, les analyses des
sentiments et les réflexions historiques, philosophiques et littéraires. S’il
faut quelque temps pour saisir l’ensemble des personnages et leurs relations,
on comprend vite que chacun d’entre eux s’attache à un lieu et correspond à un
type qui permettent de décrire les sociétés soviétiques et allemandes au moment
de la bataille de Stalingrad (plus exactement de septembre 1942 à avril 1943). L’essentiel
du roman est construit autour de l’histoire de la famille Chapochnikov (Strum,
Anna sa mère, Lioudmilla son épouse, Evéguénia sa belle-sœur) de celle des militaires
soviétiques et nazis au front à Stalingrad (Novikov, Grekov, Krymov, Darensky,
Bach, Paulus, Liss) et de celle de prisonniers (Mostovskoï, Sofia, Anna et
Krymov). Le lecteur passe donc du front (Stalingrad, Ukraine) aux camps et
centres de mise à mort (goulag, Auschwitz) en passant à l’arrière par la
Loubianka, les arcanes du parti unique, l’académie des sciences soviétique au
sein desquelles les discussions plus ou moins amicales ne sont jamais
innocentes, par les rues sombres de Moscou, de Kazan ou les lieux les plus
dangereux de Stalingrad (maison 6 bis, centrale électrique…).
Cette
multiplicité des lieux et des personnages permet à Vassili Grossman de comparer
les deux totalitarismes pour montrer qu’ils sont identiques dans leur objectif
et leur fonctionnement. Cet article n’a pas pour but de discuter de ce débat
historiographique qui a traversé le deuxième XXe siècle et n’a pas
encore fini de stimuler la réflexion au XXIe. Quelle que soit la
réponse apportée, la démonstration de Vassili Grossman est captivante pour ne
pas dire déstabilisante. Elle s’appuie sur la littérature et le langage pour
affirmer l’analogie des deux systèmes. Ainsi, à de multiples reprises, les
expressions employées par les personnages allemands pourraient parfaitement
l’être par les Soviétiques et inversement. Ce jeu sur la symétrie du langage
qui trompe volontiers le lecteur est l’une des grandes forces de l’écriture de
Vassili Grossman.
Malgré
l’ampleur du roman, chaque chapitre nourrit l’intrigue et approfondit la
réflexion. Tout fait sens et permet l’analyse historique et politique de la
période mais également l’incarnation de ses enjeux dans les émotions qui lient
les personnages. C’est le temps pris par la lecture, celui du déploiement des
différentes intrigues, qui permet de saisir la conception de l’humanité de
Vassili Grossman. Quelques chapitres, véritables pauses dans le déroulé du
récit, explicitent les conceptions de l’auteur : l’analyse du
totalitarisme (chapitre 49, partie 1), du bien et du mal (chapitre 15, partie
2), de l’antisémitisme omniprésent (chapitre 31, partie 2) et des projections
sur les conséquences de Stalingrad (chapitre 19, partie 3). Vassili Grossman donne
à comprendre progressivement que les deux totalitarismes prétendent agir au nom
du bien pour commettre le pire et ce, par le truchement d’un État auquel
s’oppose l’individu, excepté les individus que l’État a réussi à façonner et
soumettre. Si cette soumission est souvent définitive, Vassili Grossman,
d’abord artiste au service du pouvoir stalinien, est la preuve qu’une prise de
conscience individuelle est possible. Avec lui, son livre est la preuve que la
plume, pourtant dérisoire et fragile, peut faire peur au pire des mécanismes.
Ainsi, l’espoir demeure puisque la bonté humaine préserve le vivant (et avec
lui le changement à venir) même lorsqu’un dictateur et sa bureaucratie sont
omnipotents et coupables d’horreurs alors inédites.
Tout
est à lire donc ! Cependant, quelques morceaux d’anthologie sont à
souligner car ils réussissent à faire comprendre et ressentir au plus profond
de soi la terreur et les horreurs commises par les totalitarismes soviétique et
allemand, pourtant habituellement presque indicibles.
Concernant
le génocide commis par les nazis à l’encontre des juifs, Vassili Grossman
réussit à trouver les mots, et même la poésie, pour mieux dire l’horreur et
rendre l’inhumanité palpable. On pense immédiatement aux 16 pages de la lettre écrite
par la mère de Strum (Anna) à son fils depuis le ghetto de Varsovie avant sa
mort et qui est certainement le passage le plus connu du roman (chapitre 16,
partie 1). Il en est de même à travers le personnage de Sofia Ossipovna,
médecin major de l’armée rouge, arrêtée à Stalingrad qui accompagne un enfant,
David, depuis les wagons à bestiaux jusqu’aux chambres à gaz (chapitres 42 à
48, partie 1 et chapitres 39 à 50, partie 2). Ces chapitres sont à titre
personnel ce que j’ai lu de plus poignant sur ce sujet si délicat et si
difficile à dire.
Sur la
fragilité des trajectoires individuelles dans un régime totalitaire, le passage
toujours possible de la lumière à l’ombre via la délation, l’enfermement et la
mort, les parcours de Strum et Krymov sont incroyablement éclairants. Strum,
parce qu’il fait une découverte exceptionnelle en physique nucléaire, voit
s’abattre un antisémitisme brutal de la part de ses collègues de l’académie des
sciences (alors que comme sa mère, il n’avait jusque-là presque pas conscience
de sa judéité) qui l’oblige à disparaitre socialement et professionnellement.
Il vit dans la terreur constante après avoir refusé de rédiger une lettre de repentance
et de se présenter au tribunal organisé par ses supérieurs. La lumière vient finalement
du coup de téléphone rédempteur de Staline qui lui redonne existence. Mais Strum
est bientôt lui-même confronté à l’obligation de dénoncer un ami pour conserver
son nouveau statut d’homme du parti (chapitres 25-27, 51-54 de la partie 2,
chapitres 20-21, 25, 39-41 et 52-55 de la partie 3). La lumière, l’ombre, la
lumière, l’ombre et cette impression que personne ne maîtrise son propre
parcours dans la mesure où chaque vie est transparente et aléatoire car soumise
en permanence au jugement de l’autre et à son écho immédiat. Krymov ne dirait
pas autre chose, lui à travers qui le lecteur, découvre les geôles du KGB et le
déroulé de leurs interrogatoires interminables. Krymov, communiste et
intellectuel, est progressivement transformé en cadavre vivant (chapitres 1-6,
22-23, 42-43, 56-57 de la partie 3). L’officier Novikov, quant à lui, frôle la
mort pour avoir retardé, contre les ordres qui lui étaient transmis, le dernier
assaut soviétique de 8 minutes afin de sauver ses hommes.
Sur
la similitude entre les deux totalitarismes enfin, de très nombreux passages
éclairent ce point de vue. Cepdendant le chapitre 14 de la deuxième partie est
particulièrement exceptionnel et explique à lui seul en quoi cette œuvre
littéraire, fictionnelle a fait trembler l’URSS. Pendant 17 pages, Liss, un
haut dignitaire nazi, directement placé sous les ordres d’Eichmann, tente de
déstabiliser Mikhaïl Sidorovitch Mostovskoi en lui démontrant que le nazisme et
le stalinisme sont de même nature, alors que cet ancien bolchévik, enfermé dans
un camp de concentration nazi, essaie d’y organiser la résistance. Cet échange
est troublant et invite à une réflexion, parfois vertigineuse qui est celle du
lecteur car celle de Mostovskoï lui-même.
Ce
roman exceptionnel fait incontestablement partie des œuvres majeures du XXe
siècle, par l’histoire de son manuscrit et de son auteur, par son apport
littéraire, philosophique, historique et pour cet espoir absolu et si fragile
en l’humain et en la bonté. Partout, tout le temps, pointe la puissance invincible
des sentiments et des émotions : dans les tranchées, les abris souterrains
de Stalingrad, les camps, les geôles et les centres de mise à mort, dans les
milieux professionnels et au sein des familles. Il suffit de relire l’attitude
de l’officier Grekov, bloqué dans la maison 6 bis sous les bombes à Stalingrad,
face à l’amour naissant (et quasi condamné par la violence environnante) entre un
jeune soldat, Sérioja, et Katia, chargée de la radio dont Grekov lui-même,
largement plus âgé, est amoureux. Lorsque Grekov permet astucieusement aux deux
jeunes amoureux de quitter les lieux en donnant à cette aubaine l’apparence
d’une décision disciplinaire, le lecteur ressent une profonde tendresse pour le
vieil officier. Il embrasse immédiatement le regard de Sérioja qui « se
rendit compte que des yeux merveilleux le fixaient, des yeux intelligents et
tristes, des yeux comme il n’en avait jamais vu de sa vie. » Oui, Vassili
Grossman propose un regard merveilleux, intelligent et triste sur l’humanité,
en particulier lorsque les systèmes et les événements la nient.