mardi 8 octobre 2024

Surzhenko et Yann, Thorgal - Shaïgan, Le Lombard, Bruxelles, 2024

 


Surzhenko et Yann, Thorgal - Shaïgan,  
Le Lombard, 
Bruxelles, 2024

Thorgal, ce nom ne lui dit plus rien. Pourtant il l’entend parfois de la bouche de sa cruelle compagne Kriss de Valno. Amnésique, il ne se souvient de quasi rien de son passé. Seul de vieilles réminiscences parcourent ses songes. Il est devenu Shaïgan, le terrible et très craint Shaïgan-sans-merci qui tire son surnom de ses actes de violence qu’il commet partout où il passe. 
Mais est-il réellement responsable des massacres qui lui sont associés ? N’est-ce pas plutôt l’influence de la sanguinaire Kriss qui le guide. Elle que n’hésite pas à passer au fil de son épée les marins qu’elle croise ou les nonnes qu’elle kidnappe pour les vendre comme esclaves sexuelles à un quelconque maitre scandinave ?  
Car Shaïgan se pose des questions. Qui est-il vraiment ? D’où vient cette violence qui l’habite et qu’il juge tout à fait anormale ? En proie a une terrible dépression, il sait que Kriss n’est pas celle avec qui il devrait faire sa vie. La paume de sa main marquée de trois runes, il sait qu’il doit connaitre son passé pour sortir du tourment qui l’habite. 



Shaïgan décide alors de se rendre auprès d’un vieil ermite devin. Les deux hommes scellent un pacte : en échange de Fiskhkryggr, l’épée légendaire en forme d’arrêtes de poisson, Shaïgan connaitra sa véritable identité et lui seront transmis les solutions aux mystères qui le hantent.
Alors Shaïgan part en quête de la précieuse relique. S’ouvre un épisode où le fantastique prend le pas sur le caractère semi-historique de l’œuvre. Les obstacles sont nombreux sur la route qui mène au sarcophage de Halvdan-le-noir où repose l’arme qui donnera à son possesseur une force incroyable. 
Troisième tome de la saga consacrée au héros viking, cette fois ce sont Yann et Surzhenko qui s’approprient le personnage et son univers pour en proposer une histoire qu’ils inscrivent dans la série d’origine initiée par Van Hamme et Rosinski, comme un prélude au tome 22 intitulés Géants paru en 1996.


Par un scénario teinté de mythologie nordique dans laquelle se mêlent les caractéristiques typiques des grands classiques de l’heroic fantasy  (un objet mythique, un héros amnésique, une quête, des guerriers fantomatiques qui ressuscitent …) et un dessin fidèle au précurseur, les deux auteurs comblent certains vides laissés par les créateurs de Thorgal. Une œuvre plutôt réussie qui nous invite à nous replonger dans les albums dont le premier tome est paru il y a près de quatre décennies. 
 


samedi 16 décembre 2023

Pierre-Roland Saint-Dizier et Michael Crosa, Plein Ciel, Ankara, Roubaix, 2023

 


Pierre-Roland Saint-Dizier et Michael Crosa, Plein Ciel, Ankara, Roubaix, 2023

Plein Ciel, c’est l’histoire d’une tour qui porte ce nom. Une tour comme on en trouve dans toutes les ZUP des banlieues françaises, dans lesquelles des centaines d’individus se partagent la même entrée, la même cage d’escaliers, le même hall d’entrée, le même ascenseur.

Cette BD commence par la défenestration d’un octogénaire. Après avoir nourri ses animaux, il franchit l’encadrement de sa fenêtre et se jette dans le vide. Sa mort laisse ses voisins dans la stupéfaction et dans l’incompréhension. Est-il tombé par accident ? S’est-il suicidé ? Et si c’est le cas, pourquoi n’a-t-on pas trouvé un dernier mot d’adieu à Martine, sa plus poche confidente ?

Tout l’équilibre de l’immeuble est une nouvelle fois bouleversé quand, quelques jours plus tard, deux hommes, visiblement en couple, investissent l’appartement du vieillard. Ils ne sont visiblement pas là par hasard et leur action dans le quartier interroge, d’autant plus que les politiques rodent dans le coin et donnent des interviews dans la presse. On y parle de rénovation, de restructuration, de reconversion.  Tout cela a peu de sens pour ce microcosme qui semble vivre ici depuis toujours et en bonne intelligence.

La bande dessinée est belle, les planches sont bien réalisées, tout en lavis et en couleurs. Les vignettes foisonnent de détails et sont parfois organisées tels les appartements de l’immeuble. On y voit le quotidien de chaque famille, de chaque personne en son « chez-soi », petit cocon devenu presque alcôve, où chacun réalise les gestes de la vie quotidienne. On s’y reconnait forcément, même si on n’y a pas habité.

Reste le scénario qui interroge. La première interrogation concerne l’époque à laquelle se déroule l’histoire. Le lecteur est plongé dans une période où vivre dans ces grands ensembles parait être la panacée. Les relations entre voisins sont cordiales, presque solidaires. Il y fait bon habiter. C’est le sentiment éprouvé, on le sait, dans les années 1950-1960 quand on découvrait l’utopie de Le Corbusier, persuadé d’offrir aux futurs habitants le nec plus ultra de la modernité et des commodités sans limites de tels bâtiments. Or, que vient faire là-dedans cette histoire de rénovation urbaine, bien plus contemporaine celle-là ? Et si l’histoire proposée par le scénariste est actuelle, alors qu’en est-il des problèmes que subissent ces quartiers aujourd’hui : ségrégation socio-spatiale ? Taux de chômage ? Délinquance… ?

La galerie des personnages pose également question. Quand on connait le quartier des Côteaux de Mulhouse qui a fortement inspiré le scénariste, on remarque aisément que les personnages de la bande dessinée ne correspondent pas vraiment à celle qui y vit aujourd’hui. Pourquoi n’avoir pas représentée sa population bigarrée et issue de l’immigration depuis plusieurs générations ? Pourquoi n’avoir pas fait état des préoccupations actuelles et réelles de cette population qui éprouve de réelles difficultés et un sentiment de mise à l’écart des politiques de la ville ?

Un décalage chronologique voulu ou une volonté de cacher la réalité ? Une vision utopiste volontairement décalée ? Ou tout simplement une sorte de conte social et dramatique fait pour interroger ? La bande dessinée n’étant pas à l’origine un médium à but scientifique, tout est possible et permis. Alors pourquoi pas…



samedi 23 septembre 2023

Rudy Reichstadt, Au cœur du complot, Grasset, Paris, 2023.


Rudy Reichstadt, Au cœur du complot
Grasset, 
Paris, 2023.

« L’opium des imbéciles », est le titre du premier ouvrage de Rudy Reichstadt. Le complotisme y est présenté comme une substance quasi psychotrope à laquelle les « imbéciles », ceux qui ne peuvent tenir debout sans béquilles, sont soumis et par quoi ils sont aveuglés. Drogue nocive diffusée et vendue par des gourous malveillants et porteurs de haine qui trompent leurs adeptes, eux-mêmes désireux de trouver un refuge et des explications bien trop faciles à des évènements qu’ils ont du mal à comprendre.

Dans ce nouveau petit ouvrage de la « collection jaune » des éditions Grasset, le directeur de l’Observatoire du complotisme revient sur sa jeunesse et sur les raisons qui l’ont poussé à se lancer dans cet énorme travail minutieux et compliqué que constitue la lutte contre les théories du complot. Il y explique comment est né Conspiracy Watch, la démarche scientifique sans haine qu’il suit avec ses proches collaborateurs. Il expose également de façon assez rapide quelques méthodes complotistes et donne des techniques de réfutation des mensonges diffusés sur internet.  Il fait aussi état des avancées de ses recherches psycho-sociales sur les complotistes. Depuis peu dans le comité de rédaction de Franc-Tireur, c’est une audience plus large encore qui peut découvrir les travaux de l’inlassable chercheur qui avoue qu’au départ, les théories du complot ne le passionnaient pas plus que ça.

Le plus marquant de l’ouvrage réside certainement dans la lecture des réactions très souvent rageuses de ses contradicteurs qui, pétris de violence et, pour certains, d’envies de meurtre, crachent leurs insultes au visage d’une équipe qui n’a qu’une volonté, celle d’éclairer le public pour qu’ils ne se laissent pas duper par ceux que d’autres appellent « les artisans de la haine ». A elle seule, la lecture de ces commentaires, souvent anonymes, devrait décrédibiliser celles et ceux qui les profèrent. Ce serait si simple, et pourtant ….

Pourtant, à l’heure de la libération de la parole extrémiste, de celle qui n’a plus aucune limite tant dans son contenu que dans sa diffusion (les algorithmes effectuant le travail), ce sont bien les comptes des menteurs qui sont le plus suivis sur les réseaux sociaux. Le jeu de les contrer en vaut-il la chandelle quand on a une famille et qu’on la menace de mort ? Est-ce qu’il faut courir le risque de continuer à se battre avec la science comme seule arme quand un livre calomnieux est publié sur vous et vendu sur toutes les grandes plateformes de e-commerce ?

Le travail que mène Rudy Reichstadt n’est pas vain et doit être relayé par toutes celles et ceux qui sont en contact avec un jeune public avide de connaissances et de vérité. Enseignants, pédagogues, médiateurs… devraient tous récupérer les fruits du travail long et fastidieux de l’équipe des contributeurs de Conspiracy Watch pour alimenter leurs cours et leurs réflexions et les transmettre avant que les faiseurs de haine ne s’emparent de la jeunesse. Une fois que le ver est dans le fruit, il sera plus difficile de l‘extraire que de l’empêcher d’y rentrer en exerçant l’esprit critique dès le plus jeune âge.

Pris parfois au dépourvu, le pédagogue a du mal à trouver les mots pour débattre ou pour contrer une idée fausse. Exprimer son avis de façon claire et compréhensible peut s’avérer ardue. Cette collection de livres, que certains trouveront onéreuse (15 euros pour 115 pages en général), a le mérite de donner la parole à des spécialistes qui savent de quoi ils parlent et qui maitrisent parfaitement leurs sujets (Delphine Horvilleur, Richard Malka…). Devant la difficulté d’aborder en public les questions sensibles (extrémismes religieux et politiques, racisme, antisémitisme, communautarismes en tous genres), la lecture d’ouvrages comme celui de Rudy Reischstadt devient indispensable car elle constitue un levier pour éclairer, argumenter et rendre facile une discussion ou un débat qui peut faire peur à l’origine. Et pour les plus patients, ils se consoleront lorsque, quelques mois plus tard, les mêmes ouvrages paraitront en poche à un prix plus abordable.

dimanche 10 septembre 2023

Otakar Vavra (réalisation) et Ester Krumbachová (scénario), Un marteau pour les sorcières (Kladivo na čarodějnice) Coffret digipack Blu Ray + DVD, Artus films, Alignan du vent, 2023.

Otakar Vavra (réalisation) et Ester Krumbachová (scénario), Un marteau pour les sorcières (Kladivo na čarodějnice) Coffret digipack Blu Ray + DVD, Artus films, Alignan du vent, 2023.


N’attendons pas que quelques réactionnaires machistes, aigris et chauvins appellent à organiser un procès en sorcellerie pour mener au bûcher le casting et le staff responsable du film Barbie pour nous pencher sur une œuvre méconnue du filone « films de chasse aux sorcières ». Oubliez les barbecues de saison et préparez bûchers et poucettes, ça va torturer !!!

Le génial documenteur Häxan : la sorcellerie à travers les âges du danois Benjamin Christensen (1922) ou le récit de folk-horror The VVitch : a New England folktale de Robert Eggers (2015) sont deux œuvres de référence sur le sujet. Au tournant des années 1968-1970, quelques films hauts en couleurs ont marqué les esprits et pupilles des cinéphages : le fabuleux western british The Witchfinder General du regretté Michael Reeves, The Bloody Judge du prolifique Jess Franco ou l’effroyable Hexen bis aufs Blut gequält de Michael Armstrong et Adrian Hoven. Ces trois films ne sont guère avares en tortures, supplices et horreurs diverses. Le métrage du réalisateur Otakar Vavra pourrait paraître bien sage en comparaison de ces films mais il s’agit d’une œuvre qui mérite grandement d’être redécouverte et d'être placée aux côtés des oeuvres de références auparavant citées.

Le cinéaste Tchèque adapte en 1970 un roman éponyme de Václav Kaplický. Le récit se concentre sur les procès de sorcellerie conduits par Jindřich František Boblig von Edelstadt en 1670, en Moravie.

« Moravie, 1670. Pour avoir dérobé une hostie, croyant soigner sa vache ne donnant plus de lait, une vieille femme se fait accuser de sorcellerie. Le seigneur du pays fait alors venir un tribunal de l’Inquisition pour la juger. L’inquisiteur, Boblig von Edelstadt, s’appuie sur le célèbre manuel Malleus Maleficarum pour mener les interrogatoires. Mais, très vite, les tortures vont succéder aux dénonciations, et les bûchers vont s’allumer, toujours plus nombreux… »

Le titre renvoie au Malleus Maleficarum, le traité signé par Heinrich Kramer Institoris et Jakob Sprenger, best-seller de la chasse aux sorcières de multiples fois réédité entre 1487 et 1669 et ce malgré sa mise à l’index par les autorités catholiques. Le film s’ouvre sur la fameuse illustration de Goya el sueño de la razón produce monstruos.  Et c’est bien d’obscurantisme triomphant, de manipulation et de « sommeil de la raison » dont il est question dans ce métrage.

La photographie en noir et blanc du chef opérateur Josef Illik capte de manière impeccable mais implacable la destruction d’une communauté toute entière par l’inquisiteur Boblig. Devant la caméra de Vavra, l’inquisiteur est un rustaud qui n’est pas allé au bout de ses études de droit et travaille dans une taverne lorsqu’on vient le chercher pour traduire en justice les sorcières et sorciers suspectés. Le contraste est saisissant entre cette communauté d’aristocrates ou de bourgeois lettrés et éclairés, amateurs de musique et de belles lettres et cet inquisiteur grossier, avide, intéressé et corrompu. Boblig n’a rien d’un fanatique religieux mais tout de l’arriviste seulement attiré par les biens et les femmes de cette communauté morave qu’il s’emploie à dépouiller impitoyablement.

 
Rien ne peut arrêter l’inquisiteur qui s’acharne sur tous les membres de la communauté visés par des suspicions de sorcellerie : marchands, religieux, légistes… Point de happy-end à espérer, aucune manœuvre et aucun recours ne permettent aux accusés de se débarrasser de celui qui se pose comme l’exécutant de la volonté divine. Deux éléments viennent rythmer et scander la narration de Vavra. Une séquence assez surprenante ouvre le film. La caméra filme des femmes au bain, heureuses, insouciantes, belles. Dès que la procédure d’enquête et de procès pour sorcellerie est lancée et ce, après un « simple » vol d’hostie consacrée, les images filmées en gros plans d’un moine éructant des propos anti-femmes accompagnent la lente explosion de la communauté visée par Boblig. Cupide et envieux, il s’acharne notamment sur l’infortunée Zuzana, ravissante domestique du prêtre Krystof Lautner. Ces images récurrentes, pleines de haine à l'encontre des femmes, sont proprement terrifiantes...


Là où Michael Reeves ou Michael Armstrong s’affranchissent du souci de reconstituer fidèlement la période moderne pour insister, avec une certaine complaisance pour le second, sur les tortures infligées aux femmes, Vavra s’attache à soigner son cadre, ses costumes et sa reconstitution plutôt méticuleuse de l’époque moderne. Ce sont moins les supplices que les conséquences de ceux-ci sur les suppliciés qui intéressent le réalisateur. Quelques séquences de tortures cruelles sont bien présentes, dont une pénible séance de « poucettes », mais Kladivo na čarodějnice est moins un torture porn qu’un drame historique très soigné. Le second élément qui vient scander le film, ce sont ces pieux carbonisés et ces restes de bûchers qui s’alignent au fur et à mesure des exécutions. D'aucuns noteront que la représentation des crémations est certes erronée mais l'effet dramaturgique en est certain. A l’issue du film, Boblig quitte la Moravie le ventre plein, les poches pleines et faute de victimes à juger, torturer, exécuter et spolier…

D’emblée le contexte chronologique (le tournant 1968-1970) et géographique (la Tchécoslovaquie alors derrière le Rideau de Fer) de réalisation appelle une mise en perspective de ce procès à grand spectacle avec les simulacres de procès des totalitarismes communistes ou ceux de la witch hunt du sénateur McCarthy. Otakar Vavra a été forcé de collaborer avec l’occupant nazi puis avec les autorités communistes. Il n’est pas aisé de déterminer s’il fustige dans ce film le camp occidental ou la « justice » communiste. Et ce n’est guère important tant le propos est puissant. Dans son récit, la chasse aux sorcières n’est jamais une histoire de religion ou de conviction mais une persécution motivée par l’avidité et la cupidité. La dimension féminicide du processus inquisitorial est également très appuyée. De ces premières images de femmes heureuses et, d’une certaine manière, libérées à leur funeste destin de femmes torturées et assassinées, il y a quelque chose à remarquer et à relever. Il peut paraître surprenant de voir un cinéaste engagé politiquement dans le communisme prendre parti pour des bourgeois et des ecclésiastiques menacés par un inquisiteur dépeint comme pourfendeur d'une certaine élite éclairée. Cependant, le carton titre pose clairement les choses : le réalisateur est dans le camp de la Raison et des Lumières et non dans celui de l'obscurantisme.

La relecture et mise en scène du récit de ce procès dans le contexte des années 1968-1970 est fascinante de lucidité et de pertinence. Dans un contexte toujours plus dur de poussée des idées conservatrices anti-révolutionnaires et anti-Lumières, le procès en sorcellerie fait au film Barbie au nom d’une lutte contre un « capitalisme consumériste » et un « progressisme hédoniste » adossés tous deux à un « mondialisme triomphant » ne doit pas laisser indifférent. Laisser des Boblig cupides, avides et enragés s’installer comme des vers dans une pomme ne peut conduire qu’à un unhappy end, tout comme dans le film présentement chroniqué…

jeudi 24 août 2023

Gabriele Mainetti (réalisation et scénario), Freaks out, Metropolitan Vidéo, Paris, 2022.

 Gabriele Mainetti (réalisation et scénario), Freaks out, Metropolitan Vidéo, Paris, 2022.


Ce petit film italien n'est pas (encore) dans le top 10 des films sur la Seconde Guerre Mondiale de l'IGN (non pas l'Institut de Géographie, l'autre IGN : Imagine Games Network) mais mériterait une place tout autant qu'Inglorious Basterds ou Jojo Rabbit ! Avant d'aborder cette oeuvre de fiction singulière et originale, petit retour en arrière sur les représentations de la Shoah dans le cinéma mainstream et plus particulièrement dans les films de super-héros...

A peine trois ans après la diffusion de la série Holocaust sur la chaîne américaine NBC, Chris Claremont fait entrer la Shoah dans l’histoire des X-men de la Marvel dans l’épisode 150 de la série Uncanny X-men (juillet 1981). Le « mauvais » mutant Magneto se rappelle le funeste destin de sa famille exterminée par les Nazis. Le personnage est entièrement redéfini et réinventé au cours des années 1980 et de persécuteur raciste et extrémiste, il devient rescapé traumatisé et hanté par les souvenirs sombres de l’extermination des Juifs d’Europe par les Nazis. De 1981 à 2000, le passé de Magneto et son impact sur la psyché du personnage sont explorés et étoffés au gré de nombreuses séries ou mini-séries dans lesquelles le mutant apparaît.

En 2000, avec l’adaptation au cinéma des aventures des X-men par Bryan Singer, c’est un public encore plus large qui découvre dès l’ouverture du film le triste passé du héros. Les images représentant la Shoah restent gravées dans les mémoires de millions de spectateurs : pluie, travaux forcés, camps de concentration, séparation des familles, matricules tatoués, extrême maigreur et faiblesse des déportés… En 2011, le court prologue mis en scène par Singer est repris, dilaté et complété dans le film X-men First Class.  La Shoah et la persécution des Juifs par les Nazis sont devenues parties intégrantes de la « franchise X-men ».

La critique donne souvent de certains cinéastes italiens l'image de pistoleros ou mercenaires de la pellicule prêts à toutes les folies et exubérances. Avec Lo chiamavano Jeeg Robot, Gabriele Mainetti rendait un hommage très personnel et original aux créations de Go Nagai, père entre autres de Goldorak, et clamait son amour pour les super-héros et la culture pop. Freaks out est un peu une réponse baroque, extravagante et poétique aux très hollywoodiens X-men...

En 1943, à Rome durant la Seconde Guerre mondiale, Matilde, Cencio, Fulvio et Mario sont quatre freaks du cirque Mezzapiotta, propriété d'un dénommé Israël. Ils ont chacun des pouvoirs surnaturels : l'électricité, le contrôle des insectes, la force surhumaine ou le magnétisme comme un certain Magneto. Ce sont aussi des monstres de foire : nain, albinos ou homme-bête. Séparés d’Israël, les freaks se retrouvent sur les routes dans une Italie en guerre contre elle-même et en partie occupée par les Nazis…

Les influences cinématographiques sont nombreuses dans ce film : le Freaks de Tod Browning y croise une dépiction crue et violente de la guerre que ne renierait pas un Sam Peckinpah. Certains passages, notamment ceux mettant en scène la jeune Matilde, sont empreints d’une poésie baroque qui fait songer à Guillermo del Toro. La photographie est magnifique. Les mouvements de caméra sont amples et maîtrisés. Les longs plans séquences entraînent le spectateur dans un spectacle ambitieux qui se teinte d'accents carpentériens bienvenus. Le film n'est cependant pas qu'un agrégat d'influences ou de plans en hommage à. Manetti cultive un goût certain pour l’étrange et le curieux ainsi qu’une affection certaine pour ces monstres balançant entre survie et résistance. Le film est fou et attachant, extrêmement personnel et audacieux.

Sur leur route, les quatre héros croisent un autre freak au service du Reich, Franz, un pianiste allemand doté d’un sixième doigt. Véritable monstre sensible à l’art et hanté de visions du futur (pêle-mêle : le cube Rubiks, le I-phone, les missions Apollo, le suicide d’Hitler…), Franz souhaite offrir au Führer des super-héros. Ce que les freaks ne sont pas ! 

 

 

Dans la presse cinéma, certains ont cru pertinent de comparer Freaks out à Inglorious Basterds de Quentin Tarantino. L’argument de ces critiques réside dans l’aspect volontairement « exploitatif » et « débridés » voire borderline des deux métrages. Mais là où Tarantino n’apparaît que comme un adulescent dans sa manière caricaturale et grotesque de réinventer la Seconde Guerre Mondiale, Mainetti s’empare d’un épisode particulièrement dramatique de l’histoire contemporaine italienne pour frapper le spectateur en plein cœur. Et c'est là qu'il fait la démonstration de sa maturité de cinéaste et ce, même si le spectateur inattentif à tôt fait d'étiqueter le métrage comme simple fourberie ritalienne aux accents de fumetti dégénérés... Du cœur, les personnages du film et le film lui-même en sont emplis.

A côté de cela, Mario, le nain doté de pouvoirs magnétiques est également sujet à de fréquentes crises de priapisme. Oui Tarantino est battu à plate couture par son collègue italien en matière de bizarrerie et de mauvaises blagues !


« De grands pouvoirs impliquent de grandes responsabilités. » La devise super-héroïque forgée par Stan Lee et Steve Ditko vient irrémédiablement à l’esprit à la vision du dernier quart du film. D'une manière beaucoup plus colorée, Mainetti fait des ses freaks des émules des X-men, ces mutants qui  luttent pour protéger les humains qui pourtant les craignent et les haïssent. Le spectateur sent bien que le bonhomme est littéralement imprégné de culture populaire ! Le réalisateur met en images la rafle du ghetto de Rome et la déportation des Juifs arrêtés vers Auschwitz en octobre 1943.  Et les freaks épaulés par un groupe de résistants constitué essentiellement de laissés pour comptes, éclopés et mutilés s’en vont combattre les Nazis et libéré leur compagnon Israël… Le film délaisse l’imagerie posée par Bryan Singer dans X-men (pluie, travaux forcés, camps de concentration, séparation des familles, matricules tatoués…). Gabriele Mainetti s’attache à retravailler les images de la déportation : arrestations, camions, trains… Certes ces représentations fictives appellent une analyse et une mise en perspective avec des sources ou études historiennes. Mais…

En Italie comme ailleurs, la mémoire de la Shoah est en compétition avec d'autres mémoires et les souvenirs de cette période sont gênants voire humuliants pour certains. L'historien Lanfranco Di Genio, dans une réflexion sur le refoulement des crimes fascistes et le mythe du bon italien,  constatait en 2010 :
« À la Libération, les nations libérées pouvaient se réjouir de la victoire sur les nazis, tandis que les quelques survivants juifs n’avaient rien à fêter : ils avaient tout perdu et ils ne savaient pas où aller.» Mainetti, dans un numéro d'équilibrisme plus réfléchi et mûri qu'il n'y paraît, touche à cette mémoire avec une certaine candeur teintée de justesse. Dans son récit de fiction, il donne quelque-chose à célébrer aux survivants des persécutions nazies. Cette relecture super-héroïque de la Seconde Guerre Mondiale qui ne saurait se résumer à un « les super-éclopés contre les Nazis » vaut le coup d'oeil ! D'autant que dans le registre du cinéma populaire transalpin, ce petit film qui a un grain est aux antipodes des crapoteuses pellicules de nazisploitation de la décennie 1970 !

Tonitruant, exubérant, violent, drôle, fou, dérangeant, touchant, courgeux, autre… Freaks out est tout cela et c’est un véritable film freak qui mérite d’être vu pour sa singularité et sa sincérité. C’est également une contre-proposition fascinante aux films de super-héros hollywoodiens dont le filone surexploité semble amené à se tarir incessamment sous peu…

lundi 14 août 2023

Vassili GROSSMAN, Vie et destin, Paris, Livre de Poche, 2005

 


Vassili GROSSMAN, Vie et destin, Paris, Livre de Poche, 2005, 1173 p.


Vie et destin
fait partie de ces livres dont on lit des extraits, dont on peut entendre parler dans les colonnes du Monde ou sur « France Culture » sans pour autant ne l’avoir jamais lu. Pourtant, la lecture de ce roman s’avère essentielle car son ampleur littéraire, historique et philosophique est alors accessible. Les quasi 1200 pages de Vie et destin, réédité en livre de poche en 2005 offre au lecteur plusieurs perspectives toutes aussi capitales les unes que les autres : compréhension fine du fonctionnement des totalitarismes russes et allemands, de la place centrale de la bataille de Stalingrad dans la Seconde Guerre mondiale, de l’antisémitisme des sociétés européennes dans les années quarante, du panel d’attitudes possibles face à la terreur et la violence quotidienne des guerres et des régimes totalitaires, appréhension profonde et délicate des sentiments et des émotions (amitié, amour, culpabilité, angoisse…) dans un contexte qui les menace et les amplifie.

L’idée ici n’est ni de réécrire, ni de répéter les nombreuses analyses qui existent de ce roman russe qualifié tantôt de « classique » tantôt de « chef d’œuvre ». C’est incontestablement un monument. L’histoire du manuscrit suffirait à justifier l’importance qu’il y a à s’y plonger. Transmis par Vassili Grossman au journal Znamia en 1962, il est immédiatement transféré au KGB. Peu de temps après, le KGB récupère les manuscrits, les brouillons et les rubans de machine au domicile de Vassili Grossman. Cette démarche radicale est inédite pour un roman. L’autre exemple de confiscation d’un manuscrit (au lieu de son interdiction) est celle de l’Archipel du Goulag une dizaine d’années plus tard.  Mais L’Archipel n’est pas un livre de fiction, Vie et destin, si. Ainsi, le régime soviétique, Staline en personne, se sont, à un moment donné, sentis menacés par cette fiction. Quelle meilleure manière pour donner l’envie de le lire ! Peut-on rêver meilleur « teasing » ? Si Vassili Grossman meurt malheureusement moins de deux ans après la confiscation du manuscrit, vingt ans plus tard, deux manuscrits ressortent de la Loubianka, siège du KGB, sans que l’on sache vraiment comment. Restait alors un long travail d’analyse croisée des deux manuscrits pour constituer une version « définitive » du chef d’œuvre que les lecteurs français ont pu découvrir une première fois en 1983 aux éditions L’âge d’homme.



Vie et destin est un roman russe : il multiplie les lieux, les personnages dont les vies se croisent, les analyses des sentiments et les réflexions historiques, philosophiques et littéraires. S’il faut quelque temps pour saisir l’ensemble des personnages et leurs relations, on comprend vite que chacun d’entre eux s’attache à un lieu et correspond à un type qui permettent de décrire les sociétés soviétiques et allemandes au moment de la bataille de Stalingrad (plus exactement de septembre 1942 à avril 1943). L’essentiel du roman est construit autour de l’histoire de la famille Chapochnikov (Strum, Anna sa mère, Lioudmilla son épouse, Evéguénia sa belle-sœur) de celle des militaires soviétiques et nazis au front à Stalingrad (Novikov, Grekov, Krymov, Darensky, Bach, Paulus, Liss) et de celle de prisonniers (Mostovskoï, Sofia, Anna et Krymov). Le lecteur passe donc du front (Stalingrad, Ukraine) aux camps et centres de mise à mort (goulag, Auschwitz) en passant à l’arrière par la Loubianka, les arcanes du parti unique, l’académie des sciences soviétique au sein desquelles les discussions plus ou moins amicales ne sont jamais innocentes, par les rues sombres de Moscou, de Kazan ou les lieux les plus dangereux de Stalingrad (maison 6 bis, centrale électrique…).

Cette multiplicité des lieux et des personnages permet à Vassili Grossman de comparer les deux totalitarismes pour montrer qu’ils sont identiques dans leur objectif et leur fonctionnement. Cet article n’a pas pour but de discuter de ce débat historiographique qui a traversé le deuxième XXe siècle et n’a pas encore fini de stimuler la réflexion au XXIe. Quelle que soit la réponse apportée, la démonstration de Vassili Grossman est captivante pour ne pas dire déstabilisante. Elle s’appuie sur la littérature et le langage pour affirmer l’analogie des deux systèmes. Ainsi, à de multiples reprises, les expressions employées par les personnages allemands pourraient parfaitement l’être par les Soviétiques et inversement. Ce jeu sur la symétrie du langage qui trompe volontiers le lecteur est l’une des grandes forces de l’écriture de Vassili Grossman.  

Malgré l’ampleur du roman, chaque chapitre nourrit l’intrigue et approfondit la réflexion. Tout fait sens et permet l’analyse historique et politique de la période mais également l’incarnation de ses enjeux dans les émotions qui lient les personnages. C’est le temps pris par la lecture, celui du déploiement des différentes intrigues, qui permet de saisir la conception de l’humanité de Vassili Grossman. Quelques chapitres, véritables pauses dans le déroulé du récit, explicitent les conceptions de l’auteur : l’analyse du totalitarisme (chapitre 49, partie 1), du bien et du mal (chapitre 15, partie 2), de l’antisémitisme omniprésent (chapitre 31, partie 2) et des projections sur les conséquences de Stalingrad (chapitre 19, partie 3). Vassili Grossman donne à comprendre progressivement que les deux totalitarismes prétendent agir au nom du bien pour commettre le pire et ce, par le truchement d’un État auquel s’oppose l’individu, excepté les individus que l’État a réussi à façonner et soumettre. Si cette soumission est souvent définitive, Vassili Grossman, d’abord artiste au service du pouvoir stalinien, est la preuve qu’une prise de conscience individuelle est possible. Avec lui, son livre est la preuve que la plume, pourtant dérisoire et fragile, peut faire peur au pire des mécanismes. Ainsi, l’espoir demeure puisque la bonté humaine préserve le vivant (et avec lui le changement à venir) même lorsqu’un dictateur et sa bureaucratie sont omnipotents et coupables d’horreurs alors inédites.

Tout est à lire donc ! Cependant, quelques morceaux d’anthologie sont à souligner car ils réussissent à faire comprendre et ressentir au plus profond de soi la terreur et les horreurs commises par les totalitarismes soviétique et allemand, pourtant habituellement presque indicibles.


Concernant le génocide commis par les nazis à l’encontre des juifs, Vassili Grossman réussit à trouver les mots, et même la poésie, pour mieux dire l’horreur et rendre l’inhumanité palpable. On pense immédiatement aux 16 pages de la lettre écrite par la mère de Strum (Anna) à son fils depuis le ghetto de Varsovie avant sa mort et qui est certainement le passage le plus connu du roman (chapitre 16, partie 1). Il en est de même à travers le personnage de Sofia Ossipovna, médecin major de l’armée rouge, arrêtée à Stalingrad qui accompagne un enfant, David, depuis les wagons à bestiaux jusqu’aux chambres à gaz (chapitres 42 à 48, partie 1 et chapitres 39 à 50, partie 2). Ces chapitres sont à titre personnel ce que j’ai lu de plus poignant sur ce sujet si délicat et si difficile à dire.

Sur la fragilité des trajectoires individuelles dans un régime totalitaire, le passage toujours possible de la lumière à l’ombre via la délation, l’enfermement et la mort, les parcours de Strum et Krymov sont incroyablement éclairants. Strum, parce qu’il fait une découverte exceptionnelle en physique nucléaire, voit s’abattre un antisémitisme brutal de la part de ses collègues de l’académie des sciences (alors que comme sa mère, il n’avait jusque-là presque pas conscience de sa judéité) qui l’oblige à disparaitre socialement et professionnellement. Il vit dans la terreur constante après avoir refusé de rédiger une lettre de repentance et de se présenter au tribunal organisé par ses supérieurs. La lumière vient finalement du coup de téléphone rédempteur de Staline qui lui redonne existence. Mais Strum est bientôt lui-même confronté à l’obligation de dénoncer un ami pour conserver son nouveau statut d’homme du parti (chapitres 25-27, 51-54 de la partie 2, chapitres 20-21, 25, 39-41 et 52-55 de la partie 3). La lumière, l’ombre, la lumière, l’ombre et cette impression que personne ne maîtrise son propre parcours dans la mesure où chaque vie est transparente et aléatoire car soumise en permanence au jugement de l’autre et à son écho immédiat. Krymov ne dirait pas autre chose, lui à travers qui le lecteur, découvre les geôles du KGB et le déroulé de leurs interrogatoires interminables. Krymov, communiste et intellectuel, est progressivement transformé en cadavre vivant (chapitres 1-6, 22-23, 42-43, 56-57 de la partie 3). L’officier Novikov, quant à lui, frôle la mort pour avoir retardé, contre les ordres qui lui étaient transmis, le dernier assaut soviétique de 8 minutes afin de sauver ses hommes.

Sur la similitude entre les deux totalitarismes enfin, de très nombreux passages éclairent ce point de vue. Cepdendant le chapitre 14 de la deuxième partie est particulièrement exceptionnel et explique à lui seul en quoi cette œuvre littéraire, fictionnelle a fait trembler l’URSS. Pendant 17 pages, Liss, un haut dignitaire nazi, directement placé sous les ordres d’Eichmann, tente de déstabiliser Mikhaïl Sidorovitch Mostovskoi en lui démontrant que le nazisme et le stalinisme sont de même nature, alors que cet ancien bolchévik, enfermé dans un camp de concentration nazi, essaie d’y organiser la résistance. Cet échange est troublant et invite à une réflexion, parfois vertigineuse qui est celle du lecteur car celle de Mostovskoï lui-même.

Ce roman exceptionnel fait incontestablement partie des œuvres majeures du XXe siècle, par l’histoire de son manuscrit et de son auteur, par son apport littéraire, philosophique, historique et pour cet espoir absolu et si fragile en l’humain et en la bonté. Partout, tout le temps, pointe la puissance invincible des sentiments et des émotions : dans les tranchées, les abris souterrains de Stalingrad, les camps, les geôles et les centres de mise à mort, dans les milieux professionnels et au sein des familles. Il suffit de relire l’attitude de l’officier Grekov, bloqué dans la maison 6 bis sous les bombes à Stalingrad, face à l’amour naissant (et quasi condamné par la violence environnante) entre un jeune soldat, Sérioja, et Katia, chargée de la radio dont Grekov lui-même, largement plus âgé, est amoureux. Lorsque Grekov permet astucieusement aux deux jeunes amoureux de quitter les lieux en donnant à cette aubaine l’apparence d’une décision disciplinaire, le lecteur ressent une profonde tendresse pour le vieil officier. Il embrasse immédiatement le regard de Sérioja qui « se rendit compte que des yeux merveilleux le fixaient, des yeux intelligents et tristes, des yeux comme il n’en avait jamais vu de sa vie. » Oui, Vassili Grossman propose un regard merveilleux, intelligent et triste sur l’humanité, en particulier lorsque les systèmes et les événements la nient.  




lundi 7 août 2023

Garth Ennis (scénario), Peter Snejbjerg et Russ Braun (dessin), Battlefields : femmes en guerre, Komics Initiative, Notre-Dame-d’Oé, 2023.

Garth Ennis (scénario), Peter Snejbjerg et Russ Braun (dessin), Battlefields : femmes en guerre, Komics Initiative, Notre-Dame-d’Oé, 2023.


Putain de guerre !

Garth Ennis est un auteur de comics américains d’origine irlandaise connu pour ses écrits très rentre-dedans, son humour caustique voire gras et un penchant certain pour les récits violents ou ultra-violents. Ses oeuvres-phares sont Preacher paru sous le label Vertigo, sa relecture bourrin du Punisher ou The Boys, comic-book popularisé par la série Amazon Prime. Ennis n’aime pas les super-héros et ne se gêne pas pour les tourner en dérision et alerter ses lecteurs sur les risques des dérives liberticides des exploits de certains vigilantes… Le lecteur ne doit donc pas s'attendre ici à des récits édifiants mettant en valeur des super-héroïnes mais bien à des petites histoires de guerre ramenant les choses à hauteur de femme. Sa démarche n'est pas sans rappeler celle de Pat Mills sur La Grande Guerre de Charlie.

Mickael Géreaume, directeur de la maison d'édition furieusement indépendante Komics Initiative, édite en deux tomes les épisodes de la métasérie Battlefields, publiée entre 2008 et 2013 par Dynamite aux Etats-Unis. Ce tome centré sur les destins de deux femmes durant la Seconde Guerre Mondiale est illustré par le Danois Peter Snejbjerg et l’Américain Russ Braun. Force est de constater que l’auteur irlando-américain quitte quelque peu son habituel ton roublard et caustique pour brosser deux portraits de femmes prises dans l’horreur de la guerre.

Le premier récit relate le sort de Carrie, une infirmière britannique dans l’horrible théâtre de la guerre du Pacifique. Dès la première page, le lecteur découvre frontalement, mais sans aucune esbroufe ou aucun mauvais goût, les viols perpétrés par les soldats japonais sur les femmes de guerre britanniques. Carrie est du nombre des femmes violées et mitraillées. Elle survit, se reconstruit et doit vivre avec ce traumatisme. Elle poursuit sa tâche du mieux qu’elle peut auprès des pilotes anglais blessés et mutilés…


Les violences de guerre sont montrées sans détour au lecteur. La violence graphique peut choquer et c'est bien entendu la volonté d'Ennis d'estomaquer son lectorat. Le ton n’est pas celui d’un récit d’action ou d’aventure mais bien d’un récit de guerre. Le soin apporté par le scénariste et son dessinateur aux recherches documentaires est scrupuleux. Ennis trouve les mots justes pour dépeindre les tourments et traumatismes de Carrie. Le tragique l’emporte dans ce récit à hauteur de femme de la guerre… Le récit est dur et difficile pour l’auteur qui multiplie les choix courageux comme pour le lecteur qui prend des coups comme les personnages de cette fiction fortement documentée.


Ennis n’héroïse pas à outrance son personnage. C’est là un trait commun à tous ses scénarii. Il rend Carrie aussi attachante que fragile et irrémédiablement détruite par la guerre. La narration n'est jamais gnangnan et l'auteur s'attache à créer un personnage doté d'une belle épaisseur psychologique, touchante et crédible.


Le second récit est plus long et non moins ambitieux et s’attache à l’histoire d’Anna, pilote soviétique engagée sur le front européen. Ennis balaie la période de la Seconde Guerre Mondiale mais poursuit son histoire au-delà du conflit. Sans détour une fois encore, l’auteur dépeint les violences de guerre sans occulter les violences sexuelles dont sont victimes les femmes pilotes. Dès les premières pages, se pose la question d’un égal traitement des soldats hommes et femmes dans l’Armée Rouge. La guerre est montrée comme une boucherie broyeuse d’hommes et de femmes dans les deux camps qui s'opposent. Anna, à bord de son avion, s’efforce de survivre et survoler les horreurs du conflit. Elle ne sort pas indemne des effroyables affrontements aériens. Le crash est synonyme de mort, blessures ou des pires atrocités aux mains de l’ennemi…


Ennis n’épargne rien à son « héroïne » : abattue par les Nazis, elle est capturée et emprisonnée puis « libérée », jugée pour trahison et déportée au Goulag… L’affrontement des totalitarismes soviétique et nazi est crûment et durement mis en scène par un auteur fermement décidé à n’idéaliser en rien le second conflit mondial ! L'écriture est fine même si toujours aussi brutale. La guerre est sale, horrible, inhumaine et proprement dégueulasse sous sa plume et le crayon de Russ Braun ! Fort heureusement pour ce personnage attachant pour qui le lecteur frémit au fur à mesure que les pages se tournent, Ennis lui ménage une sortie quelque peu… heureuse... enfin...


Carrie et Anna sont deux femmes extrêmement courageuses, fortes et fragiles à la fois, guidées par une volonté certaine et toutes les deux attachantes en raison de leur humanité fortement mise à l'épreuve par les événements guerriers qu'elles traversent et qui les affectent. Ce volume consacré au sort de la « gente féminine » durant la Seconde Guerre Mondiale est une lecture âpre mais prenante et donne furieusement envie de découvrir le deuxième volume consacré aux « hommes en guerre ».