mercredi 1 mars 2023

Nathan Réra, Au jardin des délices : entretiens avec Paul Verhoeven, éditions Rouge Profond, collection Raccords, Paris, 2010.

 

Nathan Réra, Au jardin des délices : entretiens avec Paul Verhoeven, éditions Rouge Profond, collection Raccords, Paris, 2010.

Benedetta, lors de sa présentation au Festival de Cannes 2021, a été diversement reçu et perçu par la critique comme par le public. Film de nonnesploitation endimanché ? Bûcher dressé contre l'hypocrisie et la bien-pensance ? Facétie d'un cinéaste sur le retour ? Le film est sans doute un peu tout cela et bien plus encore. Il est maladroit de vouloir ranger dans une seule case ce réalisateur à la triple carrière et ses oeuvres polymorphes.

Nathan Réra est chercheur en Histoire des Arts et il s’est spécialisé dans les représentations artistiques et documentaires des témoignages liés aux génocides. Il a étudié la question du Rwanda et celle de la destruction des Juifs d’Europe. Dans ces entretiens qu’il mène avec une grande proximité avec Paul Verhoeven et une grande finesse, il s’attache aux effets de miroirs et de renvois entre le cinéma du réalisateur néerlandais et ses références artistiques ou mémorielles.

La filmographie de Paul Verhoeven peut faire songer à une toile de Jérôme Bosch, d’où le titre choisi pour cet ouvrage. Le « Hollandais violent » a brossé tout au long de sa carrière une gigantesque toile où se côtoient tourments, désirs, supplices et délices : viol, énucléation, être humain littéralement liquéfié sous l’effet d’un bain d’acide, démembrements, copulation frénétique… Les scènes violentes, choquantes, cauchemardesques ou sexy font partie intégrante de la trépidante filmographie du réalisateur.

Au sein de cet ensemble hétéroclite souvent dérangeant et perturbant, les aller-retours entre son cinéma et la peinture, la sculpture ou le cinéma des autres sont fréquents. Le tout jeune auteur, lorsqu’il se faisait la main en mettant en scène un épisode de la série télévisée Floris (un équivalent néerlandais des aventures de Thierry la Fronde ou Ivanhoé), s’amusait déjà à caricaturer le peintre Jérôme Bosch. Parmi les références essentielles pour appréhender l’art de Verhoeven, La Tentation de Saint-Antoine dudit Bosch s’impose.

L’iconographie chrétienne est une donnée qui hante les films du cinéaste néerlandais. Il reconnaît, dans ses échanges avec Nathan Réra, sa fascination pour les représentations de la crucifixion. Le livre dresse de Paul Verhoeven le portrait d’un esthète, d’un mélomane, d’un grand conteur et raconteur mais aussi celui d’un trublion du septième art, jamais en manque d’idées audacieuses et iconoclastes pour secouer son public. De la figure christique d'un Robocop à cette Benedetta qui d'une statue de la Vierge fait un godemiché, le cinéma de Verhoeven est celui de tous les audaces !

Mais qu’est-ce qu’un universitaire spécialisé dans les représentations des génocides peut bien trouver à analyser dans la filmographie déroutante de Paul Verhoeven ? Né en 1938 à Amsterdam, le réalisateur garde de terribles souvenirs des années d’occupation des Pays-Bas par les Nazis. Témoin direct de violences de guerre, marqué à jamais par cette sordide période, il imprègne nombre de ses films de cette mémoire « présente-absente ». La disparition d’une famille juive voisine, la faim, la maladie, les exécution sommaires... La Chair et le Sang est une fresque pleine de bruit et de fureur dans laquelle il s’attache à mettre en images les approches historiques de Johan Huizinga. Moyen Âge renaissant ou Renaissance encore teintée de Moyen Âge mais aussi version médiévale de La Horde Sauvage de Sam Peckinpah. Et surtout, de l’aveu du cinéaste et de son complice scénariste Gerard Soeteman, volonté de mettre en scène une horde de mercenaires dont les traits sont calqués sur l’intelligentsia nazie : Martin Bormann, Josef Goebbels, etc.

Le second conflit mondial et son impact aux Pays-Bas, Verhoeven l’aborde sans fards dès les années 1980 avec Soldaat van Oranje jusqu’aux années 2000 avec Zwartboek. Dans les entretiens menés par Nathan Réra, le soin apporté aux recherches documentaires et les choix de mise en scène du réalisateur sont particulièrement mis en exergue. A la différence de Gillo Pontecorvo (dans Kapo) ou de Steven Spielberg (dans La Liste de Schindler), l’Amstellodamois se garde bien de montrer les corps des victimes néerlandaises de la Shoah. Il est fort conscient du processus d'extermination dans les centres d'assassinat. Il n'ignore pas qu'aucune image fixe ou filmée ne rend compte du sort des Juifs à Belzec, Treblinka ou Auschwitz... Le cinéaste s’interroge sur le statut de l’image dans les représentations du génocide. S’il ne suit pas la ligne que s’impose Lanzmann, il ne s’interdit pas d’utiliser comme références les images de la découverte des crimes de guerre nazis. En revanche, il ne filme pas l’assassinat et veut éviter de mettre en boite des scènes aussi maladroites et embarrassantes que celles se déroulant à Auschwitz dans La Liste de Schindler.

Nathan Réra s’entretient avec un homme avisé et fort documenté. Verhoeven reconnaît que pour Zwartboek il a aménagé et condensé le fruit de ses recherches documentaires pour les besoins du scénario. Certains personnages historiques sont ainsi combinés en une seule et même personne. Le souci de coller à une certaine forme de vérité historique est néanmoins bien réel. La sortie de guerre assez catastrophique des Pays-Bas y est montré sans détour et sans concession. La Shoah, même s’il en est question, n’est pas le sujet du film. De même dans Soldaat van Oranje, le regard de Verhoeven sur l’après-guerre et les crimes de guerre nazis prend une place de choix.

Interrogé sur l’importante influence des représentations cinématographiques de la Seconde Guerre Mondiale sur une certaine forme de mémoire collective, Paul Verhoeven n’est pas tendre avec le révisionnisme douteux d’un Quentin Tarantino et de ses Inglorious Basterds. Pourquoi le réalisateur américain cite-t-il autant de films dans son métrage ? Que cherche-t-il à montrer ? Le pouvoir du cinéma peut-il réécrire l’Histoire ? Veut-il simplement rendre fun le second conflit planétaire ? S’agit-il de faire des Juifs les vainqueurs de la guerre ? Le « Hollandais violent » s’interroge avec justesse sur ce grand écart entre réalité historique et cinéma de l’auteur de Pulp Fiction... Ce comic-book sur la Seconde Guerre Mondiale n’arrive pas à la cheville de la satire mal comprise et mal accueillie qu’était Starship Troopers

La filmographie de Paul Verhoeven s’étale sur une cinquante d’années. Ses premiers films ont été les plus chers tournés aux Pays-Bas. Dans les années 1980, c’est encouragé par Steven Spielberg qu’il s'en va aux Etats-Unis tenter sa chance. La Chair et le Sang est la première étape de son ascension internationale. Film d’une extraordinaire maîtrise, représentation inventive de la période charnière entre Moyen Âge et Renaissance, réinvention du film d’aventures médiévales… Verhoeven a enchaîné les succès : Robocop, Total Recall, Basic Instinct… Et depuis 1992, il a dégringolé de film en film. Show Girls ou Starship Troopers sont des échecs commerciaux. Taxé d’être décadent, pervers, libidineux, le réalisateur batave s’est replié en Europe. Il continue de réaliser les films qu’il souhaite, à moindre frais mais avec une égale efficacité. Et toujours avec ce je ne sais quoi de décontraction et de subversion batave !

Le présent ouvrage est un régal et l’occasion de découvrir ou redécouvrir le talent d’un réalisateur européen parti à la conquête d’Hollywood. C’est aussi l’occasion de se pencher sur les représentations cinématographiques de la destruction des Juifs d’Europe avec l’œil d’un expert, Nathan Réra, et la complicité d’un cinéaste hautement sympathique.

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