BRUTTMANN Tal, HORDLER Stefan, KREUTZMULLER Christoph, Un album d'Auschwitz. Comment les nazis ont photographié leurs crimes, Editions du Seuil, Paris, 2023.
L’ouvrage Un album d’Auschwitz : comment les nazis
ont photographié leurs crimes, coécrit par Tal Bruttmann Stefan Hördler et
Christoph Kreutzmüller est disponible en français depuis le 27 janvier 2023 et
s’impose comme un ouvrage incontournable pour aborder la Shoah mais surtout
pour repenser et approfondir le travail des historiens sur l’image, qu’elle
soit photographique ou autre. Le trio d’historiens franco-allemand a
minutieusement scruté et analysé les près de 200 photos qui composent cet
album. Ils ont soigneusement daté et contextualisé chacun des clichés, ce qui
leur a permis de lire d’une manière inédite ces images souvent vues et revues
mais jamais analysées comme ici.
En quelques 300 pages, ils proposent une synthèse claire et extrêmement
détaillée sur le contexte historique de la genèse de l’album, la composition de
l’album en lui-même et surtout l’analyse fine des clichés. De cette analyse
émergent les gestes de résistances de quelques femmes ou enfants, une foule de
détails sur le fonctionnement d’Auschwitz, son histoire au moment précis où les
photographies furent prises, l’envers d’une mise en scène voulue par les nazis…
Tal Bruttmann revient pour nous sur l’origine de cet imposant travail,
l’analyse des images et enfin les suites éventuelles de cette coopération avec
ses collègues allemands.
Propos recueillis le 18 février 2023.
Page[s] d’Histoire[s] : Le livre est sorti en
Allemagne il y a trois ans. L’ouvrage y a-t-il obtenu le même retentissement qu’en
France aujourd’hui ? Les grands médias allemands s’y sont-ils autant
intéressé ?
Tal Bruttmann : WBG, la maison d’édition est importante
en Allemagne. Il y a eu plusieurs tirages du livre. La Bundeszentrale für
politische Bildung, organisation de l’Etat allemand en charge de l’éducation, a
financé une édition moins chère pour le grand public. Il a donc eu aussi un
certain écho en Allemagne. Pour ce qui est du relais dans les médias, je ne
peux pas trop vous dire car on était en période de Covid et comme j’étais en
France, je n’ai pas pu suivre cela. En tout cas, ce qui est sûr, c’est qu’il y
a eu un retentissement certain et le livre a été présenté dans de nombreuses
institutions.
PH : Vous écrivez que le projet d’écrire l’ouvrage à
trois s’est décidé assez naturellement autour d’une bière. On imagine que, pour
arriver à un tel travail, vous vous connaissiez et coopériez depuis plus
longtemps.
TB : Si on l’a écrit, c’est qu’effectivement c’est
comme cela que ça s’est passé. Ce sont des historiens que je connais depuis
longtemps. Je connais Christoph Kreutzmüller depuis quinze ans. En 2014, quand
on a décidé d’écrire le livre, ça faisait sept ou huit ans qu’on travaillait
sur différents projets ensemble.
PH : Vous avez décidé de nommer votre livre Un
album d’Auschwitz et non pas L’album d’Auschwitz, tel qu’ont pu
être intitulés d’autres ouvrages sur cette même source. Pourquoi avoir fait ce
choix ?
TB : L’objectif est justement de le désacraliser, de
montrer que ce n’est qu’un des albums produits à Auschwitz. Un des quinze
exemplaires sur cette opération, mais il y a eu nombre d’autres albums qui ont
été faits par les SS [ndlr : comme par exemple celui réalisé par la
Bauleitung d’Auschwitz].
PH : C’est un ouvrage à la fois très pointu
scientifiquement et aussi très pédagogique puisque vous nous y apprenez
finalement à lire des documents sources et notamment des photographies et des
dessins. A qui s’adresse votre livre ?
TB : Il s’agit de réaliser un ouvrage grand public,
avec évidement en ligne de mire les enseignants et les étudiants. Il y a certes
une partie très pointue sur les SS, mais le reste est vraiment pensé pour le
grand public. Ce n’est pas un livre fait uniquement pour les historiens, les
spécialistes ou les enseignants.
Ce n’est pas un livre à petit prix non plus, mais tout est
relatif. Un gros travail éditorial a été réalisé dessus. Il comporte près de
500 photos sur 300 pages. Le coût de sa fabrication est élevé, mais à
l’arrivée, le produit final n’est même pas si onéreux que cela, comparativement
aux ouvrages d’histoire classiques qui coûtent dans le commerce en moyenne 20 à
25 euros. Celui-ci, au regard de la qualité éditoriale et de l’iconographie
qu’il propose n’est pas si cher. Le format a été choisi pour reproduire au
mieux les photos originales.
PH : Vous êtes trois historiens à avoir travaillé
sur l’ouvrage. Comment vous êtes-vous réparti les rôles et les tâches ?
TB : Il n’y a pas eu de vraie répartition. Chacun de
nous a sa spécialité. Chacun a apporté son savoir et ses analyses. Ce n’est, pour
cette raison, pas une répartition des rôles, mais une véritable complémentarité
qui s’est mise en place. Stefan Hördler est spécialiste des SS, Christoph
Kreutzmüller est spécialiste de la société allemande sous le nazisme et de la
photo. Et moi, je suis spécialiste d’Auschwitz mais aussi de l’image . On a mis
toutes non compétences respectives en commun.
Toutes les idées et recherches ont été rassemblées. J’ai
écrit des passages en anglais qui ont ensuite été traduits en allemand. Christoph
Kreutzmüller a écrit, pour l’essentiel, la version en allemand. Stefan Hördler
a écrit la partie sur les SS.
La version française est une version 2.0 du livre, que j’ai repris en partie. On y a fait des corrections, et ajouté des compléments qui n’existent pas dans la version allemande. C’est presque une nouvelle version, même si l’essentiel est commun au livre en allemand.
TB : Uniquement nos yeux. Nous n’avons pas utilisé
d’autres outils particuliers. Nicolas Mariot explique cela dans le petit texte qui
est sur la jaquette du livre. En le lisant, vous pourrez comprendre exactement
comment on a travaillé. L’essentiel du travail a été de regarder les photos. A
part éventuellement d’agrandir des photos avec une loupe ou un ordi, on n’a
rien utilisé d’autre. C’est surtout moi qui ai fait ce travail, avec un
logiciel qui permet de zoomer sur les clichés, mais ça n’est pas allé au-delà.
De toute façon, aucun logiciel d’analyse de photos n’est
utilisable. Quand certaines personnes sont retournées, par exemple, on ne voit
pas leur visage. Il a fallu alors reconnaitre leurs vêtements ou leur ligne de
cheveux.
PH : Vous arrivez avec précision à dater
certains convois, à identifier des individus. Quelles autres sources avez-vous
utilisées pour analyser avec autant de précision les photographies ?
TB : On a utilisé quelques témoignages, même s’ils sont
rares. On a aussi croisé avec énormément de documents qui ont subsisté et qui
sont conservés au musée d’Auschwitz. On a aussi consulté des archives ailleurs
comme celles conservées à Yad Vashem, à Washington, Prague, Budapest, etc…
C’est vraiment le travail de base de l’historien qu’on a mené : recouper
les sources. Il reste une part d’hypothèse, surtout que notre matériau est
limité pour le coup : on a juste l’album et les photos dans l’album. Mais
l’immense majorité des choses dont on parle est fondée et s’appuie sur un
corpus documentaire solide. Et quand on formule une hypothèse, on le précise à
chaque fois.
PH : Le respect que vous accordez aux personnes qui
sont photographiées alors qu’elles vont mourir est assez marquant. Vous en
faites d’ailleurs la remarque dès les premières pages du livre. Est-ce que montrer
ces victimes du nazisme juste avant leur mise à mort vous a posé des problèmes ?
TB : Oui et non. Ces photos sont déjà très utilisées
depuis sept décennies. Ce n’est pas nous qui les exhibons, elles sont montrées
partout. Par contre, leur étude amène à s’interroger sur cette question
justement. C’est ce qu’on a signifié dès le début du livre. Cela n’est
quasiment jamais avancée par ceux qui montrent les photos de la Shoah.
L’important est de traiter le sujet avec le respect dû aux personnes. Une fois
cela posé, on a utilisé les photographies comme du matériau historique qu’on a
analysé historiquement. Il faut rappeler ce que signifie ces photographies.
PH : A part les personnes qui tirent la langue aux
photographes nazis, à qui vous rendez hommage, y a-t-il d’autres figures qui
vous ont plus marqués ?
TB : Forcément, certains visages vous marquent quand vous regardez les photos, mais c’est individuel ou personnel. Certaines photographies sont marquantes par ce qu’elles contiennent d’historique. Elles concentrent beaucoup plus d’informations sur la « Solution finale ». C’est leur usage historien et pédagogique qui rendent certaines photographies plus importantes que d’autres et sur lesquelles tu peux travailler avec des élèves par exemple très longtemps.
PH : Vous êtes attaché aussi beaucoup au dessin.
Quelle place le chercheur peut-il accorder au dessin ou à l’image en
général ?
TB : Vous partez du principe que les historiens
utilisent le dessin ou l’image. Ce n’est presque jamais le cas. Ce qui est
fondamental quand on travaille sur l’image, et en particulier sur la photo,
c’est qu’il faut la replacer dans son contexte, sans quoi on ne peut pas la comprendre.
Il existe énormément de sources imagées : peintures,
dessins, sculptures, qui sont sous-utilisées. Elles devraient être plus intégrées
dans les travaux des historiens. Certains l’ont fait avant nous, on n’a rien
inventé. Par contre, on a mis en place une méthodologie et on a soulevé des
problématiques qui nous paraissent importantes. Comme le dit Annette Wieviorka,
on a transformé un objet en objet d’histoire. On a transformé l’album en source
historique. En ce sens, on a fait quelque chose de relativement inédit, même si,
en même temps que sortait le livre en Allemagne, Daniel Foliard sortait un
livre sur la photographie coloniale [ndlr : FOLIARD Daniel, Combattre,
punir, photographier. Empires coloniaux, 1890-1914, Paris, La Découverte,
2020.].
PH : Reste-t-il encore des questions en suspens sur
cet album ? Envisagez-vous une suite, ou un autre travail avec ces
chercheurs allemands ?
TB : On a trouvé tant de choses en travaillant ensemble
qu’on n’a pas pu tout mettre dans le livre. On a choisi un certain nombre
d’aspects qui nous paraissaient plus importants. On a écrit plusieurs articles
parus en Allemagne ou aux Etats-Unis qui en abordent d’autres qui ne sont pas
dans le livre.
Il reste encore plein de choses à trouver et d’ici dix ou
vingt ans, d’autres historiens verront peut-être des aspects qu’on n’a pas vus.
Mais c’est le jeu en histoire. Je travaille sur Auschwitz. Aujourd’hui, je mets
en lumière de nouvelles connaissances que n’avaient pas trouvées les historiens
d’avant. Chaque nouvelle génération d’historiens apporte des nouveautés et de
nouveaux questionnements.
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