dimanche 19 février 2023

Didier Pasamonik (direction), Spirou dans la tourmente de la Shoah, éditions Dupuis - Mémorial de la Shoah, Marcinelle, 2023.

 

Didier Pasamonik (direction), Spirou dans la tourmente de la Shoah, éditions Dupuis - Mémorial de la Shoah, Marcinelle, 2023.

Interviewé sur la genèse du projet de bande-dessinée sur la Révolution Française dont le deuxième tome sort en ce début d’année 2023, Florent Grouazel s’explique : « Je suis fasciné par les représentations passant par bande dessinée et le cinéma. Les arts populaires charrient tout un imaginaire et je trouve intéressant de le remettre en question. Les représentations de la Révolution doivent un peu aux historiens, mais surtout aux illustrateurs et aux auteurs de bande dessinée. Nous avons une vraie responsabilité vis à vis des images que le public va se faire de cette période. »

C’est une démarche semblable qui anime Emile Bravo dans les quatre volumes des aventures du jeune Spirou plongé dans la tourmente de la Seconde Guerre Mondiale. Le présent catalogue d’exposition peut autant servir de compagnon de lecture, de prolongement ou de véritable making-of de ces quatre volumes de bande-dessinée. Ces quelques 150 pages richement illustrées reviennent sur les contextes historique et éditorial ainsi que sur les coulisses de la création de ce récit à part dans la bibliographie du plus célèbre des grooms.

Coupons court aux polémiques autour de la question d'une supposée « bazardisation de la mémoire de la Shoah » : la démarche profondément humaniste, pédagogique et sincère de l'artiste Emile Bravo est clairement démontrée dans ce catalogue. La culture et les arts populaires sont en outre d'essentiels leviers dans l'éducation du public aux questions de la Shoah, des totalitarismes ou de la Seconde Guerre Mondiale. 

Sous la direction de Didier Pasamonik, une « escouade » de spécialistes de la Shoah ou de la Seconde Guerre Mondiale, d’historiens, de spécialistes de la bande-dessinée, d'académiciens et de pédagogues vient éclairer et expliciter le travail de mémoire et d’Histoire du talentueux Emile Bravo. L’ouvrage a de nombreux intérêts et attraits. Ce qui est assez vertigineux à la lecture de ce catalogue, c’est qu’en explorant les sources sur lesquelles s’appuie l’artiste, il met en lumière une histoire dans l’histoire, une œuvre dans l’œuvre et surtout l’Histoire dans l’histoire de ce groom tout jeunot qui n’est pas encore le Spirou que le lecteur connaît ou croit connaître.


Articulé en huit parties, ce beau livre fait la part belle à l’Histoire du vingtième siècle. Les premiers pas de Spirou dans son journal éponyme en 1938 jusqu’aux années de guerre, l’ancrage volontaire du récit imaginé par Emile Bravo dans le contexte de la Belgique occupée par les Nazis, les clivages entre Wallons, Flamands ou Bruxellois durant cette terrible période, la Shoah, les camps d’internement et la déportation, la persécution des Juifs de Belgique, la résistance aux forces d’occupation nazies… Le sérieux et le soin apportés par Emile Bravo à l’assise historique de sa tragicomédie humaniste forcent le respect. En quelques pages, les auteurs du catalogue parviennent à rédiger des mises au point concises et extrêmement limpides sur les divers aspects susnommés. L’iconographie est riche et précieuse. En une double page titrée « Auschwitz, que savait-on ? », Tal Bruttmann expose l’état des connaissances avérées ou supposées sur la « solution finale » au moment des faits. Le travail sur le contexte est extrêmement utile à des fins didactiques.

Au-delà des connaissances historiques rassemblées dans ce catalogue, l’ouvrage est également l’occasion de rencontres avec des personnages que Spirou croise dans ses aventures ou qu’Emile Bravo et l’équipe de Didier Pasamonik ont croisé lors de leur enquête. L’artiste auteur des œuvres dans l’œuvre tout d’abord, à savoir Félix Nussbaum. Les lecteurs de la tétralogie connaissent le sort malheureux de ce peintre déporté à Auschwitz en août 1944. Ses peintures apparaissent dans les cases de la bande-dessinée et à travers son histoire s’esquisse celle de la destruction des Juifs d’Europe. Caroline François s’attarde sur la vie et le destin de Felka Platek, artiste peintre et épouse de Nussbaum. L’Histoire s’incarne de manière touchante dans les pages d’Emile Bravo. Là est l'un des versants humanistes du travail de l'auteur. Sa bande-dessinée est un récit édifiant qui s'adresse tant à l'esprit qu'au coeur du lectorat.

Les autres figures marquantes qui apparaissent dans le présent ouvrage sont Jean Doisy et l’incroyable Victor Martin. Jean Doisy de son vrai nom Jean-Georges Evrard, est rédacteur en chef du Journal de Spirou de 1938 à 1955. C’est un pionnier de la bande-dessinée belge, un antifasciste convaincu et une figure de la Résistance belge. Le récit héroïque du combat de Jean Doisy pour poursuivre la publication du Journal de Spirou ou de journaux clandestins sous l’Occupation est prenant. Cependant l’improbable mais vraie mission d’infiltration de Victor Martin en Haute-Silésie afin d’enquêter sur le sort des Juifs déportés depuis le Belgique, son arrestation, son évasion puis l’envoi de son rapport en 1942 sont proprement hallucinants. Ces hauts-faits abondamment détaillés et documentés dans le catalogue viennent jeter un éclairage inattendu sur la Résistance belge, sans doute trop peu connue du lectorat français.



Le catalogue se clôt sur deux bonus géniaux et hautement informatifs sur les coulisses de la création de la bande-dessinée. Une visite de la galerie des peintures de Félix Nussbaum par Emile Bravo et Romain Blandre. Parler de la Shoah à travers l’art, faire résonner les cases de bande-dessinée et les toiles de Nussbaum, mettre « l’art face à l’Histoire»… La force du projet d’Emile Bravo se dévoile lors de cette « visite ». Enfin, un entretien entre Emile Bravo, Romain Blandre, Caroline François et Didier Pasamonik vient répondre à nombre de questions sur la création, le sens, les choix artistiques et la mission à la fois mémorielle, pédagogique et humaniste à laquelle s’est contraint Emile Bravo. Spirou s’éveille au Monde et Emile Bravo souhaite que le lecteur prenne conscience que « la Bête n’est pas morte » et qu’il faut pour la combattre se cultiver, apprendre, prendre du recul et mettre à bas l’ignorance ou la peur qui pourrissent âmes et esprits…

La postérité dira si, comme l’assène Didier Pasamonik dans son introduction, le travail d’Emile Bravo est « la bande-dessinée la plus importante écrite sur le Shoah depuis Maus d’Art Spiegelman ». En tous les cas, les planches d’Emile Bravo et le présent catalogue sont de très précieux auxiliaires dans la lutte contre l’ignorance, la haine et le négationnisme. Le catalogue donne furieusement envie de se replonger encore et encore dans la bande-dessinée mais surtout de découvrir cette exposition présentée au Mémorial de la Shoah jusqu'en août 2023 !

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