Fernando Di Leo (réalisation et scénario), Avoir vingt ans, Artus Film, Alignan du vent, 2021.
« Noi siamo giovani, belle e incazzate. » Tina
L’Histoire peut apporter un éclairage ou un angle de lecture tout à fait nouveau sur certaines œuvres boudées, conspuées et vomies comme ce métrage de Fernando Di Leo, sorti en 1978 en Italie et jamais distribué, jusqu’à aujourd’hui en France, sous quelque forme que ce soit.
Au moment de sa sortie, le film a été très très mal accueilli par le public et par la critique. La carrière de Di Leo a marqué le pas et il n’a plus signé aucun film mémorable avant de disparaître dans le sillage de cette œuvre unique, dérangeante, choquante et néanmoins sincère et lucide.
Pour
vendre Psychose, Hitchcock avait orchestré tout une campagne de marketing
autour de la fin du film à ne surtout pas dévoiler. La fin de Avere vent’anni
est absolument atroce et difficile à ne pas dévoiler. Elle vient secouer le
spectateur comme aucun autre dénouement et donne un sens très singulier à cette
chronique qui paraît juxtaposer des scènes légères à la lisière de la sexy comédie
estivale transalpine à un final odieux et sans espoir. La construction du film est autrement plus mûrie qu'une simple juxtaposition de segments déséquilibrés et en rupture de ton.
On a, à tort, voulu ranger ce film aux côtés des imitations du film-choc de Wes Craven, La Dernière Maison sur la Gauche. Si familiarité il y a, c’est davantage avec San Babila : un crime inutile de Carlo Lizzani (dont il est question quelque part sur ce blog) ou Comme des chiens enragés de Mario Imperolli (dont il pourrait être question quelque part sur ce blog). En premier lieu parce que Di Leo s’attache à dépeindre avec un grand soin les années 1970 en Italie, les fameuses « années de plomb ». Ensuite parce qu’un même fait divers atroce sert de catalyseur à ces œuvres sombres, noirs et pessimistes sur le « mai 68 rampant » italien.
Dans la nuit du 29 au 30 septembre 1975, à San Felice Circeo dans le Latium, Donatella Colasanti et Rosaria Lopez sont séquestrées, frappées et torturées pendant trente-six heures par trois militants néofascistes issus de la bourgeoise romaine. Rosaria meurt sous les coups des bourreaux et Donatella survit en feignant la mort. Elle est retrouvée dans le coffre d’une voiture le lendemain.
L’horreur de ce massacre relayée par la presse et des intellectuels comme Italo Calvino et Pier Paolo Pasolini n’est qu’une partie du puzzle de ce que sont les années 1970 italiennes mais synthétise tous les problèmes d’une société particulièrement violente hantée par les spectres du fascisme et d’un moment 68 putrescent et violent comme nulle part ailleurs.
Il est évident que Di Leo s’inspire de ce macabre incident pour construire et réaliser Avere vent’anni. Son film narre la balade désenchantée de deux jeunes filles, issues des milieux populaires, Tina (Lilli Carati) et Lia (Gloria Guida). Libres, émancipées, court vêtues, les deux jeunes femmes arrivent à Rome et intègre une comune hippy gérée par le Nazariota, personnage haut en couleurs campé par Vittorio Caprioli. Devant s’acquitter d’un loyer et participer aux finances de la communauté, Lia et Tina doivent notamment s’improviser vendeuse d’encyclopédies au porte-à-porte ! Elles croisent de bien curieux personnages : des toxicomanes, des jeunes désœuvrés semi-clochardisés, des bourgeoises et bourgeois toujours prompts à les juger mais tout aussi prompts à vouloir profiter de leurs charmes, etc.
Di Leo tend à l’Italie un miroir déformant et livre une critique très pertinente et acide des travers de la société italienne des années 1970. Rien n’échappe à l’œil impitoyable de sa caméra : des hippies rattrapés par la loi du marché, des bourgeois hypocrites et méprisants, des policiers qui tapent dur sur des rossi terroristes qui n’en sont pas, des pseudo-artistes contestataires adeptes d’un cinéma-vérité de pacotille et au final, malheureusement pour les deux héroïnes, des avventori aussi maffieux que fascistes qui les traquent, molestent et tuent d’une manière abominable et insupportable.
La conclusion est atroce, brutale et insoutenable. Pourtant, toute la chronique qui précède prépare cet inéluctable dénouement. Le film est surprenant dans sa réalisation passe-partout. Di Leo a mis en boite quelques polars très travaillés et stylisés comme Milan Calibre 9 ou Le Boss. Ses films sont adulés par des réalisateurs hollywoodiens, au premier rang desquels est le très bavard et à la limite du supportable Quentin Tarantino. Peu d’effets, pas d’efforts particuliers de mise en scène mais une frontalité et une simplicité qui orientent toute la sympathie du spectateur vers ces deux protagonistes finalement bien innocentes en regard du reste du « bestiaire » présenté. Elles sont peut-être court vêtues, bien provocantes et facilement taxées d’être des prostituées par quelques esprits bien-pensants qu’elles croisent mais… Leur désinvolture, leur jeunesse et leur indépendance sont écrasées et étouffées par l’incompréhension et les préjugés de la plupart des personnages du film.
Le film est dur, en raison de son final mais aussi en raison de cet amer constat quant à l’impossibilité pour ces deux jeunes filles d’être libérées, autonomes et heureuses dans l’Italie de la fin des années 1970. Elles, qui sont venues à Rome pour s’amuser, ne prennent aucun plaisir dans la comune comme en-dehors. Avec une grande amertume, Di Leo assène au spectateur la dure réalité de ces « années de plomb » qui oblitèrent les espoirs et souhaits d’une jeunesse broyée par l’hypocrisie des classes dominantes et d’une police féroce.
C’est
la police qui, après une descente dans la comune, jette,
involontairement, les deux jeunes filles en pâture à une bande de malfrats
odieux qui d’emblée ne les considèrent comme rien d’autres que des putains. Non
Di Leo n’est pas misogyne comme certains ont pu l’affirmer, bien au contraire !
Tina et Lia, il les aime, leur accorde un unique moment de tendresse et de plaisir
sincère auprès d’un petit fonctionnaire à la retraite, veuf et au moins aussi
dégoûté qu’elles par la société et l’hypocrisie des autres. Le réalisateur prend également le temps de sonder le passé des deux jeunes filles. Avec beaucoup de tact, plus que les adeptes du cinéma-vérité qu'il met à l'écran au moment où les deux jeunes-filles révèlent leur histoire sans détour...
Dans La Dernière Maison sur la Gauche, Wes Craven livrait sa relecture trash et très « Vietnam-trauma » de la fable de Bergman, Jungfrukällan. Il donnait aussi au genre rape and revenge, l’un de ses opus les plus féroces. Di Leo arrête son film sur le viol et la mort de ses deux héroïnes et livre une oeuvre sombre, unique, lucide et sans espoir aucun. Point de revenge possible pour Tina et Lia. Leur histoire s’arrête brutalement... Comme si la réalité de l’Italie des années 1970 rattrapait les deux petites starlettes... Une réalité qu’annonce la citation de Paul Nizan mise à l’exergue du film : « Avevo vent'anni... Non permetterò a nessuno di dire che questa è la più bella età della vita. »
Di Leo, analysant l’échec de son film, affirma que le public ne lui a jamais pardonné d’avoir réservé à deux actrices aussi jolies que populaires une fin atroce et inattendue. C’est surtout que son film projetait à la face du public italien l’horreur du temps et l’hypocrisie maladive d’un pays travaillé par la Démocratie Chrétienne, le néo-fascisme ou les Brigades Rouges. Cette oeuvre unique et nihiliste est éditée dans une copie restaurée qui, si elle ne respecte pas le montage d’origine du film, l’enrichit de nombreuses images inédites.
S’il est âpre et malaisant de regarder le final abominable du film, ce témoignage ou cette analyse du flétrissement des idéaux de 1968, que Pierre Bourdieu ne renierait pas, vaut la peine d’être découvert ! Parce que sous ses dehors de video-nasty et de pellicule-poubelle, Avere vent’anni donne à voir, de la plus crue des manières, ce sombre moment de l’Histoire italienne au cours duquel se téléscopent enlèvement d’Aldo Moro, attentats à la bombe, embuscades, meurtres, etc. Une analyse sociologique et historique précieuse pour comprendre les temps troublés que furent les années 1977 et 1978 en Italie.
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