Steve Ditko (scénario et dessins), Les Gardiens de Terre-4, Urban Comics, Paris, 2017.
Les quelques lecteurs assidus des chroniques du Blogger Fou auront compris et noté son intérêt très particulier et singulier pour les comics en général.
Ces mêmes lecteurs assidus auront également saisi son fort intérêt pour l’impact de la British Invasion des nombreux créateurs issus de la revue 2000 AD sur les comics américains des années 1980 et 1990.
La présente chronique entend attirer l’attention sur un véritable « chaînon manquant » dans l’histoire des comics : les aventures des « héros d’action » (sic) de l’éditeur Charlton Comics follement mises en mots et images par Steve Ditko.
Cet imposant recueil de 392 pages de bandes-dessinées en couleurs et en noir et blanc (pour les épisodes inédits non-finalisés) fait figure de « chaînon manquant » par bien des aspects.
Tout d’abord, à côté et « entre » les géants de l’édition des comics américains que sont Marvel et DC, il y a eu Charlton. Editeur plus modeste et héros plus modestes qui ne sont pas des « super-héros » mais des « héros d’action ».
Charlton a fait long feu mais ce petit éditeur a frappé fort en 1967-1968.
Charlton recrute le dessinateur Steve Ditko à la fin des années 1960. Ditko a travaillé pour la Marvel et a dessiné nombre de super-héros (Iron-Man, Hulk, etc.) mais il a surtout co-créé Spider-Man et Doctor Strange.
« Libéré » de son engagement chez Marvel, le dessinateur prend les commandes des aventures des « héros d’action » que sont Captain Atom et Blue Beetle chez Charlton. Le premier est un super-héros atomique que Ditko rhabille de pied en cape et qu’il présente comme un héros faillible et parfois même faible et aucunement super. Le second est la réinvention d’un personnage préexistant que Ditko réinvente complètement pour en faire une espèce de « super-génie » adepte des gadgets les plus improbables (cf. son véhicule volant et amphibie en forme de scarabée bleu !?!).
D’un strict point de vue graphique, la ligne claire et dynamique de Ditko s’inscrit pleinement dans la veine des comics du Silver Age : les « héros d’action » sont là pour l’action et les pages de Captain Atom et de Blue Beetle en sont bourrées !
Le dessin est inventif et plaisant.
Les scénarii quant à eux sont pleins de cette folle imagination des années 1960 et la science-fiction imprègne beaucoup ces récits hauts en couleurs et follement trépidants.
Certes, les procédés narratifs, comme par exemple les bulles de pensées qui viennent souligner et expliciter l’action de manière outrancière, ont pris un coup de vieux mais… This is History !
La réelle « attraction » du présent recueil est le personnage mis en couverture de l’album : The Question.
Cette création de Ditko est pour le moins fascinante et remarquable.
Jugez-en plutôt : Vic Sage est un journaliste de télévision qui n’a pas sa langue dans sa poche et combat le crime sous le masque anonyme du « héros d’action » appelé The Question.
The Question est vraiment un héros différent dans le contexte des années 1960. Grâce à un gaz aux propriétés curieuses, Vic Sage se transforme en un « héros » dissimulé sous un costume trois pièces de couleur bleue et un masque sans trait aucun ni yeux.
The Question est un personnage violent qui n’utilise pas les armes à feu mais n’hésite pas à laisser périr les criminels de manière atroce.
The Question est un personnage animé par un profond sens de la justice dont l’intégrité est sans faille.
The Question est un héros d’un genre nouveau quelque part entre le Shadow des pulps et le Punisher des années 1970 mais… avec un « je ne sais quoi » de Ditko qui le rend unique.
Steve Ditko créé son personnage sous l’influence de l’objectivisme d’Ayn Rand et entend en faire un « héros d’action » porteur d’un message à portée philosophique.
« Ma philosophie, par essence, est le concept de l'homme en tant qu'être héroïque, avec son propre bonheur comme objectif moral de sa vie, avec l'accomplissement productif comme sa plus noble activité, et la raison son seul absolu. »
C’est en ces mots qu’ Ayn Rand définissait sa philosophie. Force est de constater que Ditko s’est laissé prendre au jeu de l’objectivisme.
L’alter ego de The Question, le journaliste Vic Sage, est un professionnel de l’information qui jamais ne se compromet. Dans sa première et unique aventure en solo parue dans Mysterious Suspense # 1, des « malfaisants » corrompus tentent de traîner Vic Sage dans la boue et de le briser en lançant une odieuse campagne médiatique contre lui. Le journaliste reste droit dans ses bottes et ne se laisse pas corrompre ni briser.
L’un de ses soutiens les plus fiables clame aux caméras et autres journalistes :
« Nos exigences sont très élevées ! Je ne tolère aucune impureté dans les médicaments ingérés par les patients, Vic n’admet pas que l’on dénature les opinions qu’il veut instiller dans l’esprit de ses auditeurs ! Je défends mes produits grâce à la science et à la recherche. Vic défend ses propos grâce à la raison et à la logique ! Comme mes médicaments, ses propos sont là pour soigner… pas pour être agréables à entendre ou à avaler ! (…) Si vous rejetez délibérément la qualité et la vérité, vous acceptez la médiocrité et le mensonge ! »
Oui :
Steve Ditko « assène » sa philosophie sans aucun ménagement et le
dessinateur et scénariste devait être aussi « raide » et peu commode
que son « héros d’action » !
Le contexte des sixties est propice à un examen de l'évolution des médias et de leurs rapports aux politiques et à l'opinion publique. Ces comics sont conçus à un moment charnière dans l'histoire des médias.
Au moment de créer les Watchmen dans les années 1980, Alan Moore et Dave Gibbons se rappelleront des « héros d’action » de Ditko et à défaut de pouvoir les utiliser pour leur projet (depuis DC Comics a récupéré et les droits et les personnages), ils en livreront des « décalques » pour le moins évidentes. L’emblématique Rorschach est une version à peine déguisée de The Question. Le Hibou est une version à plumes du Blue Beetle avec qui il partage un goût certain pour les gadgets. Le Docteur Manhattan et ses pouvoirs au moins aussi colossaux que ses questions existentielles peut faire songer au Captain Atom…
Ces éphémères et peu connus « héros d’action » portent en eux l’A.D.N. du comic book de Moore et Gibbons qui va précipiter le médium comic dans son « âge de raison ».
De même au détour des pages de ce recueil, le lecteur peut rencontrer nombre d’éléments narratifs ou graphiques maintes fois repris par d’autres créateurs.
Difficile de ne pas songer à The Dark Knight Returns de Frank Miller et à ces petits flashs d’informations télévisés qui viennent ponctuer le récit lorsque l’on lit les comics de Ditko. De manière assez pessimiste, le dessinateur et scénariste met en effet en scène les réactions de l’opinion public ô combien malléable et influençable.
Plus tard, Frank Miller mettra en scène The Question dans la suite des aventures du Dark Knight.
S’il est très novateur de dépeindre les conséquences et la perception des actions de ces héros bariolés à la fin des années 1960, c’est devenu un gimmick tant dans les comics papier qu’au cinéma (voir pour cela les Batman de Christopher Nolan qui reposent grandement sur l’idée).
D’ailleurs, il n’échappera à personne que le motto-mantra de Spider-Man est « à grands pouvoirs, grande responsabilité » et que Ditko a co-créé l’arachnide humain avec Stan Lee.
L’ouvrage est riche et passionnant vous l’aurez compris.
Il a une grande valeur historique tant du point de vue des comics que de l’évolution des idées et de la société saisie par le biais du prisme de la culture populaire.
Il est également assez stupéfiant dans sa manière naïve et brutale de présenter la philosophie de l’auteur sans détour.
Alors lecteurs curieux et archéologues de la culture pop, jetez donc un œil à ce beau recueil de bandes-dessinées !
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