Pat Mills (scénario) et Kevin O’Neill (dessin), Marshal Law, éditions Urban Comics, Paris, 2019.
« Man is a being born to believe. And if no church comes forward with its title-deeds of truth to guide him, he will
find altars and idols in his own heart and his own imagination. »
Benjamin Disraeli
De 1986 à 1987, paraît aux Etats-Unis la mythique série Watchmen écrite par Alan Moore et dessinée par Dave Gibbons. Réflexion, dissection et déclaration d’amour au genre super-héroïque, ce monument des comics entre assez rapidement dans l’Histoire. Formidable mise en abyme du médium comic-book, c’est un chef-d’œuvre qui marque un véritable tournant et une prise de conscience de la part des scénaristes et dessinateurs. Le genre, né à la toute fin des années 1930, est arrivé à maturité. Le scénariste et son dessinateur auscultent avec amour et précision près de cinquante ans d’aventures éditoriales.
Pour prendre succinctement la mesure de la virtuosité de l’exercice opéré par les deux créateurs britanniques, on peut se reporter aux observations qui suivent. L’intrigue de Watchmen s’articule autour de l’enquête menée par le détective masqué Rorschach. Ce personnage est une sorte de démarquage parodique du personnage créé par Steve Ditko dans les années 1960, The Question. Rorschach est une critique de l’idéologie extrêmement radicale véhiculée par le vieux personnage de Ditko, personnage qui n’hésite pas à froidement laisser mourir les criminels qu’il combat et se pose en vigilante intransigeant et inébranlable. Ditko a soigneusement forgé son personnage en s’inspirant de ses propres idéaux et aspirations. Dans Watchmen, le lecteur découvre que Rorschach est présent dès les premières cases du premier épisode, sous les traits d’un badaud anonyme dans la foule anonyme qui se presse sur la scène de crime. Steve Ditko était connu pour ses opinions très tranchées et son mauvais caractère. Il s’est brouillé avec Stan Lee lorsque tous les deux travaillaient sur Spider-Man. Le motif de cette brouille ? Ditko souhaitait, lors de l’épisode au cours duquel le héros arachnéen démasque son ennemi du moment, le Green Goblin, révéler que ce grand ennemi était un inconnu, un quidam, un badaud et non un personnage appartenant au cercle des fréquentations de Peter Parker. Stan Lee envisageait les choses de manière plus convenue et classique. La brouille poussa Ditko à claquer la porte de Marvel pour un temps… Au-delà du clin d’œil, Moore et Gibbons parviennent à mêler et marier dans les fils de leur intrigue hommages, références à l’histoire des comics et aux scénaristes et dessinateurs, procédés narratifs propres aux comics, etc.
En
1987, Pat Mills et Kevin O’Neill accouchent de leur propre réflexion, dissection
et... aveu de désamour du genre super-héroïque. Là où Moore et Gibbons ont privilégié la
finesse et la virtuosité, Mills et O’Neill préfèrent jouer la carte de la black
comedy britannique amère et acerbe, un rien grossière. Comme
il l’écrit dans la postface de ce très bel album de 496 pages, Pat Mills n’a ni
amour ni haine particulière pour les super-héros. S’il salue le travail de
Moore et Gibbons comme une « vision humaniste des super-héros face à la
crise de la quarantaine », lui-même, n’a pas une très haute opinion de ces
« encapés ». Il ne croit résolument pas en ces super-justiciers !
Scénariste freelance de talent, Pat Mills a participé au renouveau des comics britanniques dans les années 1970. Il est l’un des principaux artisans de la rédaction de la sulfureuse revue Action, interdite de publication en 1976. Connu pour ses coups de gueule, son nom demeure lié à la mythique revue 2000 AD, dans laquelle il crée et anime Slaine, Judge Dredd, Nemesis the Warlock, etc.
C’est d’ailleurs son acolyte-dessinateur des aventures de Nemesis (dont une chronique s’impose sur cette page !) qui lui prête ici main forte. Son style anguleux, sombre et parodique vient idéalement illustrer et compléter les scénarios au vitriol de Pat Mills. Le présent album compile les six numéros de la série initiale parue chez Epic Comic, le one-shot centré sur une escapade à Manhattan et les quelques numéros publiés chez divers éditeurs américains au début des années 1990.
Pat Mills a de très bonnes raisons de détester les super-héros américains. D’abord, les gros éditeurs new-yorkais que sont DC Comics et Marvel Comics ont débauché nombre de scénaristes et dessinateurs qui faisaient les beaux jours des revues britanniques : Alan Moore, Dave Gibbons, Brian Bolland, Steve Dillon, Glenn Fabry, Neil Gaiman, Garth Ennis… Tous ces talents ont franchi l’Atlantique pour aller écrire ou dessiner des aventures d’encapés, abandonnant les comics britanniques ! Quelque part, ces super-héros américains sont coupables de la stagnation (voire de la déperdition) du paysage comic-bookien britannique !
Le personnage de Judge Dredd était déjà une vision parodique et critique du vigilantisme super-héroïque. Marshal Law va encore un peu plus loin dans la satire et la méfiance évidente des Européens envers ces figures de justiciers colorés.
Pat Mills déteste les idées conservatrices à la limite du fascisme que véhiculent certains super-héros. Mais plus que les « super-réacs carnavalesques », il abhorre l’utilisation abominable que les médias font des figures « héroïques ». Il vomit et crache sur les icônes factices et les « héros du quotidien » mis en avant dans les médias ou fabriqués de toutes pièces par les politiques. Les « héros » vendus et promus par les massmedia et la communication politique n’en sont jamais pour lui ! Bien au contraire, ils sont des leurres utilisés pour faire accepter et avaler des discours va-t-en-guerre notamment.
Avec le trait vif et agressif de Kevin O’Neill, Mills s’en va donc tailler un costard aux super-idiots colorés et insupportables dans Marshal Law. Le héros, qui donne son nom à la série, est un chasseur de super-héros et un tueur d’encapés. Il évolue dans les ruines de la cité de San Francisco d’un monde dystopique. Le monde de San Futuro est pourri, corrompu et abreuvé des exploits de super-êtres qui n’ont rien de super.
Marshal
Law est un working class hero, un type besogneux et modeste. Il est lui-même
un ancien super-soldat génétiquement modifié par le gouvernement des Etats-Unis.
Vétéran dégoûté et désillusionné, il s’emploie à démasquer et punir tous ces
héros qui n’en sont pas. Le propos de cette bande-dessinée est sans appel :
toutes celles et tous ceux qui se présentent comme des héroïnes ou des héros n’en
sont pas. La série est sans appel et les créateurs et son anti-héros également : ces prétendus héros, il faut les dézinguer et le moins proprement possible s'il-vous-plaît !
Marshal Law est un anti-héros. Au sens premier, en ce qu’il traque, démasque et élimine les héros. Et au sens plus convenu, dans le sens où, il n’est pas trop possible de s’identifier à ce tortionnaire masqué affublé d’une panoplie qui évoque autant un uniforme nazi que des atours sado-masochistes… Hé oui le récit est graphiquement trash et pour le moins offensif.
Marshal
Law est une œuvre cathartique,
âpre et violente, dans laquelle Pat Mills et Kevin O’Neill règlent leurs comptes
à tous les « veaux d’or », fausses idoles et héros de pacotilles qu’ils
habillent des atours super-héroïques pour mieux les molester et les torturer.
Comic-book de tous les excès, riche en éviscérations, démembrements et autres
mutilations, voici assurément un ouvrage à ne pas glisser entre toutes les
mains… C’est une œuvre trash et le pendant punk et irrévérencieux aux Watchmen ! Là où Moore autopsie minutieusement un médium, Mills et O'Neill le charcutent joyeusement dans une évidente tentative de démontage bourrin et une liesse communicative !
Pourtant, au-delà du très littéral passage à la moulinette de tous les grands héros des éditions Marvel et DC, Mills et O’Neill livrent également leur lecture du monde, des relations internationales, de l’évolution des médias au tournant des années 1980.
Le
passé de super-soldat du héros est l’occasion de critiquer l’interventionnisme
des Etats-Unis ou du Royaume-Uni (le souvenir des îles Falkland n’est pas loin)
et d’en interroger les motivations et le coût humain. Les manipulations diverses et avariées
sont autant d’occasion de se pencher sur le rôle obscur de la CIA dans nombre
de crises du temps de la Guerre Froide. Les deux créateurs épinglent le capitalisme
sans limite aucune des années Reagan et Thatcher et dénoncent le commerce et
les magouilles avec ennemis d’hier ou de demain. Et dans le contexte de
privatisation des médias et de consolidation des liens entre Etats et médias
conservateurs, ils en profitent pour suggérer aux lecteurs de s’interroger un
peu sur le traitement de l’information ou les liens qu’entretiennent certains
médias avec la politique. Quant à l’Amérique Blanche Puritaine et Chrétienne, ma
foi… Elle n’est guère épargnée ! Mills assume son anti-américanisme primaire et scrute nerveusement la face cachée de l'American dream.
Il
ne faut pas se laisser tromper par le trait grotesque du dessinateur, les excès
des mots et des images ou la violence graphique, la volonté évidente de choquer
et de provoquer de la part de la paire de créateurs. Derrière ces pages
poisseuses, puantes, sanglantes et dégoulinantes, il y a le regard d’un duo d’artistes
sur au moins deux décennies d’une guerre idéologique qui n’est pas que le fait
ou le terrain des politologues ou des intellectuels. Dans Marshal Law,
Mills et O’Neill ont une lecture critique très acide des médias pop-culturels
au service des idéologies en Guerre Froide et en tension… Car les « squelettes
dans les placards » de la Guerre Froide constituent bien l’un des
principaux ressorts des six numéros de la série initiale. Le lecteur assidu et attentif se souvient de ce que le contexte d'un monde bipolaire au bord de l'explosion constitue l'une des trames de la nébuleuse intrigue des Watchmen. Ceci achève de faire des deux comics des œuvres complémentaires.
Oui mais... Le public de 2021 me dira que Watchmen, c'est bien mais il y a plus fun ! Ce même public me dira que dans la catégorie parodie irrévérencieuse de récit super-héroïque, il y a la série Amazon tirée des comics de Garth Ennis et de Darick Robertson, The Boys. C'est cool, sanglant et bien décomplexé ! Non ? D'accord pour le côté trash et satirique mais The Boys n'a pas la profondeur subversive des comics de Mills et O'Neill et demeure une gentille pantalonnade. Dans tous ses scénarios, Mills s'ingénie à glisser son spin subversif pour s'adresser au lecteur très directement, très simplement et très humblement d'homme à homme.
Pour Alan Moore, un comic-book digne de ce nom se doit de reposer sur une idée et si possible d'ambitionner de changer le monde et de le sauver. Pour Pat Mills, la donne est un peu différente. Un comic-book se doit d'avoir une couleur, une saveur, de ne pas laisser indifférent et si possible d'ambitionner de faire péter le monde et l'ordre établi ! Hé ouais : Pat Mills est un punk et il est fier de l'être !
Pour laisser le mot de la fin à Pat Mills et à sa créature et en finir avec l’aspect très grossier de la bande-dessinée chroniquée : « I don't like being a bastard, but they leave me no choice ! »
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