Lucio Fulci (réalisation) et Roberto Gianviti (scénario), Beatrice Cenci – Liens d’amour et de sang,
Artus Films, Alignan du
vent, 2020.
Curieusement, Lucio Fulci estimait que ce film était sans doute l’un de ses meilleurs métrages et, en tous les cas, son film préféré. Hélas pour lui, comme il le confiait dans une interview menée par Marc Toullec en 1988 : « Aujourd’hui en Italie, le film a complètement disparu de la circulation, y compris la cassette vidéo qui a aussi très mal marché. Je cherche Beatrice Cenci, j’ai même offert une récompense pour qui me le ramènera. Le cinéma est fait de moments plus ou moins heureux. Et puis le public, c’est notre patron. Si je ne travaille pas pour le cinéma, qu’est-ce que vous voulez que je fasse ? »
Alors pourquoi ce drame historique, a priori atypique dans la filmographie du « terroriste des genres », a-t-il disparu des radars après l’échec de sa sortie en salles en 1969 ? Pourquoi tant de haine pour un film si injustement méconnu ? Est-ce lié à la forme trop dérangeante de l’œuvre ? A son ton ? A son traitement et à son propos ?
Beatrice Cenci est une figure connue de l’histoire italienne. Cette « belle parricide » a été condamnée à mort en 1599 pour avoir commandité l’assassinat de son père, aristocrate romain et débauché notoire, qui terrorisait toute sa famille. Passée à la postérité comme victime d’une justice inique et symbole de résistance à un patriarcat catholique abominable, la jeune femme exécutée à l’âge de 22 ans a inspiré Stendhal, Moravia, Zweig ou Tavernier (pour La Passion Béatrice).
Qu’est-ce qui a pu retenir l’attention de ce misanthrope et misogyne (?) notoire de Fulci dans cette sinistre histoire ? Et surtout comment aborde-t-il la réalisation de ce drame historique ?
Riccardo Freda a tiré de l’histoire de Beatrice Cenci un film en costumes très classique (Le château des amants maudits sorti en 1956). Fulci a appris le cinéma aux côtés de Steno (alias Stefano Vanzina). Il a une connaissance très fine des codes cinématographiques et des genres. Pour sa version des mésaventures de Beatrice Cenci, il envisage moins le film comme un drame historique que comme un pur film de genre.
Après une entrée en matière dans le vif du sujet qui pose Beatrice en victime quasi-christique des méthodes inquisitoriales de l’autorité papale (Paul Verhoeven ne l’aurait pas filmé différemment !), de flashback en flashback, Fulci reconstitue le drame et le destin tragique de cette jeune-fille victime d’un monstrueux ogre paternel. De nombreux choix visuels renvoient au western spaghetti que Fulci a brillamment cotoyé trois ans plus tôt : poursuite à cheval, gros plans sur les visages en sueur… Il s’agit aussi du premier film dans lequel le réalisateur s’adonne à la violence la plus extrême. Le meurtre du père de Beatrice est particulièrement atroce. Fulci aborde en revanche les questions du viol et de l’inceste avec une grande retenue.
Pour conquérir les marchés internationaux, le film bénéficie d’un casting international assez impressionnant. Georges Wilson (oui oui le père de Lambert) incarne effroyablement bien le cruel père de l’héroïne. Raymond Pellegrin est un abominable cardinal. Mavie Bardanzellu est la pauvre mère de Beatrice, victime également des péchés et excès de son odieux époux. Le déjà très impressionnant Tomas Milian donne beaucoup de cœur à un personnage de serviteur prêt à tout sacrifier pour Beatrice. Quant à Beatrice, elle est merveilleusement interprétée par l’actrice américaine Adrienne Larussa. En dépit d’un tournage compliqué alimenté par de nombreux conflits entre Fulci et l’actrice principale, l’interprétation est excellente. Beatrice est autant dépeinte en victime qu’en manipulatrice. C’est là un tour de force de la part de Fulci qui parvient à broder son histoire autour de cette dichotomie : certes Beatrice a été violée, abusée et séquestrée par son père mais elle parvient à trouver le sang-froid nécessaire pour ourdir un effroyable complot familial afin de se débarrasser de son monstrueux père.
Lorsqu’on examine la filmographie de Lucio Fulci, on constate que l’homme derrière la caméra s’attache rarement à ses « héros » de celluloïde. Eternel misanthrope, il fait montre de plus de sympathie pour quelques-uns des personnages secondaires de ses récits. Dans Beatrice Cenci, il met en valeur le personnage d’Olimpo Calvetti, serviteur dévoué corps et âme à Beatrice, victime des pires supplices et cherchant à lui épargner une mort atroce au prix de sa vie. Fulci se montre souvent proche des petits et des exclus dans ses films : une rebouteuse atrocement lynchée dans La Longue Nuit de l’exorcisme, un peintre-artiste maudit assassiné au début de L’Au-delà, les parias au cœur du sombre western Les Quatre de l’Apocalypse…
Fulci ne réalise pas un film dans l’esprit « #metoo » avant l’heure. En revanche, il signe une œuvre éminemment politique dans le contexte italien de la fin des années 1960. Il est bon de rappeler qu’ainsi que le clame Lamberto Bava dans une interview sur la carrière de son père, dans les années 1960, le petit monde du cinéma italien est extrêmement politisé et travaillé par les clivages entre Rossi (les Rouges) et Neri (les néo-Fascistes). Dans ce contexte clivant, un réalisateur aussi tiède et peu intéressé par un sujet tel que la libération de Rome par les partisans à la fin de la Seconde Guerre Mondiale, un tel réalisateur est facilement taxé d’être un « facho » de base. Il est rare de lire que Lucio Fulci ait pu être à un moment de sa carrière un cinéaste politisé ou engagé. Pourtant à bien regarder Beatrice Cenci, on note qu’il n’est pas moins politique ou critique qu’un Aldo Lado qui signe quelques années plus tard ses Je suis Vivant !, Qui l’a vue mourir ? ou le traumatique La bête tue de sang-froid. Ces trois films ont en commun, sous des dehors giallesques, d’attaquer la mainmise corruptrice des élites et de l’Eglise sur la société italienne des années 1960 et 1970. Le propos de Fulci dans Beatrice Cenci n’est guère différent.
Réinscrit
dans le contexte de l’année 1969, le film du « maître de l’horreur
vomitive » en devenir est un brûlot contre la Démocratie Chrétienne au
pouvoir en Italie. Se servant du prétexte historique de l’atroce fait divers qu’est
l’affaire Beatrice Cenci, Fulci épingle les collusions entre pouvoirs politique
et ecclésiastique. Il dépeint les élites aristocratique et religieuse comme un
ramassis de personnages abjects, laids, uniquement intéressés par l’accumulation
de richesses, corrompus, etc. La charge anticléricale est lourde et directe. Le film est très courageux et la critique de la société italienne des années 1960 sans appel.
L’accueil
critique du film est effroyable. Le public n’est pas au rendez-vous. A l’international,
le film sort dans des versions raccourcies de nombreuses années après sa sortie
italienne. Et jusqu’au début des années 2000, le film est oublié et
difficilement visible. Quelle injustice !
D’une grande intelligence et d’une grande modernité dans sa réalisation, il est grand temps de redécouvrir ce chef-d’œuvre ! Dans la carrière de Fulci, cet échec cinglant tient une place charnière entre ses westerns et gialli de belle facture (Le Temps du massacre ou Perversion Story) et quelques grands films de genre qu’il signe dans les années 1970 (Le Venin de la peur, La Longue Nuit de l’exorcisme ou Les Quatre de l’Apocalypse). Ce métrage réveille et révèle également chez Fulci un goût pour la mort, l’horreur sanglante et la cruauté. Longtemps considéré comme un simple faiseur ou au mieux comme un artisan honnête, il est grand temps de redonner à Fulci son véritable statut d’artiste. Artiste certes fasciné par le macabre mais artiste tout de même ! Et artiste très conscient et engagé dans le temps ! Dans Le Venin de la peur, il renvoie dos à dos et se moque allègrement des élites bourgeoises bien-pensantes et des hippies. Dans La Longue Nuit de l’exorcisme, il narre par le menu une histoire de chasse aux sorcières dans l’Italie contemporaine avec une critique acide de la bien-pensance chrétienne s’alimentant des superstitions de l’Italie rurale. Dans L’Emmurée Vivante, il fait voler en éclat le glamour très « roman-photo » des années 1960 et 1970…
Se replonger dans la filmographie de Lucio Fulci, c’est donner une seconde chance à celui qui est resté dans les mémoires comme le chantre d’un cinéma vomitif italien à bout de souffle. C’est aussi se repencher sur ces « années de plomb » italiennes, essentielles, traumatiques et parfois difficilement abordées de part et d’autre des Alpes…
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