Mark Millar (scénario), Dave Johnson et Killian Plunkett (dessin), Superman : Red Son, Collection DC Black Label, Urban Comics, Paris, 2020.
“We ordinary people might lack your great speed or your X-Ray vision, Superman, but never underestimate the power of the human mind. We carry the most dangerous weapon on Earth inside these thick skulls of ours.” Batmankoff in Superman: Red Son.
L’imagination est une arme redoutable. Uchronie, dystopie, il est possible de gloser durant des heures et de noircir des pages et des pages sur les définitions, tenants et aboutissants de ces histoires alternatives plus ou moins cauchemardesques et orwelliennes… Ou l’on peut simplement partir de deux mots pour prendre la mesure de ce genre de fiction : et si… ?
Depuis les années 1950, les scénaristes de comics s’amusent à imaginer des réalités alternatives et chez l’éditeur historique de Superman, DC Comics, la collection Elseworlds, lancée à la fin des années 1980, permet d’explorer des temporalités différentes : un Batman victorien affrontant Jack l’Eventreur ou des créatures lovecraftiennes dans une Gotham réinventée, par exemple…
Et si… ? Et si la fusée contenant le seul survivant de la planète Krypton, Kal-El (alias Superman) ne s’était pas écrasée aux Etats-Unis sous la présidence de Roosevelt mais en plein cœur de l’URSS de Staline en 1938 ?
C’est le point de départ génial de ce récit écrit par le roublard Mark Millar et dessiné par un Dave Johnson sous influence stalinienne (épaulé par le toujours efficace Killian Plunkett). Au fil de ces quelques 176 pages de bande-dessinée, le scénariste écossais s’amuse à détourner la ligne narrative que tout le monde connaît en faisant du très « truth, justice and American Way »-superhéros, un super-soviet adopté par Staline.
Endoctriné, Superman devient le champion de la doctrine soviétique et trouve sur son chemin son ennemi de toujours, Lex Luthor, bombardé champion des Etats-Unis et du Monde Libre. Millar s’amuse beaucoup à imaginer une Guerre Froide dont le cours est changé par le passage du superhéros de l’autre côté du Rideau de Fer. A la mort de Staline, c’est Superman qui prend la tête de l’URSS. Il transforme le pays en super-régime totalitaire paradisiaque en apparence mais gouvernée d’une main de fer par « l’Homme d’Acier » ! Hé oui : le pseudonyme d’Iossif Vissarionovitch Djougachvili est superbement repris par le Kryptonien ! Et le voilà proclamé « Champion of the common worker who fights a never-ending battle for Stalin, Socialism and the international expansion of the Warsaw Pact » (sic) !
Ce très chouette album s’inscrit dans la ligne de cette British Invasion du petit monde des comics US dont il a déjà été question sur cette page. Quoiqu’il conviendrait de parler de Scottish Invasion dans le cas de Millar ! Ce scénario date de ses débuts aux États-Unis après son passage de 2000 AD aux rivages des anciennes colonies britanniques. Sans surprise, le glissement de paradigme de la sphère du Monde Libre vers le Bloc Communiste est une nouvelle manière d’ausculter et d’interroger la figure du superhéros dans une perspective très européenne. Superman est un brave gars mais est-il toujours aussi brave lorsqu’il passe à la moulinette de la propagande et du bourrage de crâne staliniens ? Et ses ennemis, défenseurs autoproclamés de la « vraie » démocratie, sont-ils tout blancs alors que lui devient tout rouge ? L’auteur égratigne au passage l’American Way of Life et critique les discours très « va-t-en-guerre froide » du temps… Kennedy n'est pas épargné par les glissements et changements provoqués par le passage à l'Est de Superman...
La version classique du personnage de Superman était dépeinte par ses créateurs, Siegel et Shuster, comme une espèce de migrant idéal qui se fondait complètement dans le mode de vie et de pensée américain au point d'en oublier qu'il était un alien. Chez Millar, le super-alien se fond complètement dans le moule soviétique au point de devenir plus dur et stalinien que Staline lui-même !
Pour la partie graphique, Dave Johnson s’est penché sur les images de propagande soviétique et s’amuse comme un petit fou à « superhéroïser » une iconographie déjà bien « sur-gonflée » ! L’ouvrage est vraiment plaisant à lire et très ludique ! Difficile d’en dévoiler davantage sans gâcher le plaisir de la lecture et de la découverte d’une histoire alternative complètement bouleversée…
Personne ne semble en mesure d’arrêter le « Super-Secrétaire Général du Parti », pas même Wonder-Woman qui semble toute conquise par le discours du très digne successeur de Staline... Et pourtant, un orphelin, dont les parents ont été assassinés par la police politique, s’est juré de venger cette mort injuste et de lutter contre le super-régime totalitaire. Il s’est promis de faire changer de camp la peur et la terreur. Cet orphelin, c’est une version à chapka de Batman qui à coup d’attentats anarchistes entend ébranler la mainmise de Superman sur l’URSS… Pas piquée des hannetons cette version détournée de l’homme-chiroptère !
On sourit, on frémit, on serre les dents à la lecture de cette BD amusante et fort pédagogique lorsqu’il s’agit de démonter les mécaniques du totalitarisme ! Goulag, police politique, surveillance, terreur, contrôle... Toutes les pièces du puzzle totalitaire sont là avec un petit zeste de subversion et de roublardise qui ne gâche rien !
Et…
Sam Liu (réalisation) et J.M DeMatteis (scénario), Superman : Red Son, Warner Bros. Animation et DC Entertainment, 2020.
… la bande-dessinée a été très bien adaptée en film d’animation ! Le scénario reprend les grandes lignes du texte de Millar en réservant quelques petites surprises… Il est toujours agréable de se laisser surprendre lorsqu’on croit connaître l’histoire, non ? D'autant qu'un habile auteur de comics signe le script du métrage.
Le
casting vocal est plutôt chouette : Jason Isaac (qui a été un flamboyant
Joukov dans La Mort de Staline !) prête idéalement sa voix de gros
méchant à Superman ! Le film est accompagné d’un documentaire qui éclaire
le contexte de la Guerre Froide, les coulisses de l'adaptation et laisse la parole au dessinateur Dave Johnson
pour évoquer les recherches graphiques entreprises lors de la création du comic
original.
Le combo comic et film animé a de quoi faire cogiter sur les
régimes totalitaires et la Guerre Froide ! Tout en s’amusant et en explorant visuellement les clichés et codes graphiques des totalitarismes !
Et franchement,
le Batmankoff complètement cintré avec sa chapka et ses discours anarchistes,
c’est un vrai régal !!!
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