Darwyn Cooke (scénario et dessin), DC : The New Frontier, Urban Comics, Collection DC Black Label, Paris, 2019.
Décédé en mai 2016, Darwyn Cooke était un dessinateur extrêmement talentueux à même de scénariser, de dessiner, d’encrer, de coloriser et de lettrer ses propres récits. De son passage dans l’animation, Darwyn Cooke conservait un sens aigu du découpage et une vision proprement cinématographique de la bande-dessinée.
Cet homme extrêmement talentueux et ambitieux a sans doute écrit et dessiné son chef-d’œuvre en 2003-2004 : The New Frontier.
Ce projet vraiment remarquable entend en 404 pages inscrire les principaux super-héros de la maison DC Comics dans le 20ème siècle et faire résonner l’apparition de cette mythologie moderne avec le contexte historique du moment de leur création.e
Le titre de cette œuvre fait évidemment référence au discours de John Fitzgerald Kennedy, le 15 juillet 1960 : « Mais je vous dis que nous sommes devant une Nouvelle Frontière [...], que nous le voulions ou non. Au-delà de cette frontière, s'étendent les domaines inexplorés de la science et de l'espace, des problèmes non résolus de paix et de guerre, des poches d'ignorance et de préjugés non encore réduites, et les questions laissées sans réponse de la pauvreté et des surplus. »
D’une manière absolument virtuose, Darwyn Cooke revisite l’histoire des Etats-Unis de 1945 à 1960. Il couvre cette période de la Guerre Froide en faisant coïncider les destinées de héros tels que Superman, Batman, Wonder Woman ou Green Lantern et le contexte de tensions Est-Ouest, de luttes pour les droits civiques, de menace nucléaire…
Les présidents Einsenhower, les futurs présidents Nixon et Kennedy et d’autres grandes figures de l’histoire américaine font des apparitions.
Avec une grande intelligence et une grande sensibilité, l’artiste parvient à faire se croiser les petits histoires science-fictionnelles des personnages DC et la grande Histoire du 20ème siècle.
L’ancrage de la fiction dans le réel est proprement bluffant ainsi que très pertinent.
Superman, porte-étendard des valeurs américaines (« Truth, Justice and the American Way ») apparaît en parfait « G-Man ». Hal Jordan, pilote d’essai, est une version fantasmée du déjà quasi-super-héroïque Chuck Yeager. John Wilson, dont la famille est victime des exactions du Klu Klux Klan, se dresse contre les menées racistes et incarne la lutte des Noirs pour les droits civiques. Wonder Woman enfin, de manière spectaculaire et révolutionnaire, est dessinée et écrite par Darwyn Cooke comme une véritable Amazone qui dépasse Superman d’une bonne tête, se dresse de toute son imposante stature contre le sexisme ambiant et remet à sa place ce boy-scout d’outre-espace qu’est Superman.
La lecture que l’auteur fait de quelques événements-phares des années 1950 est vraiment très intelligente.
Le trait extrêmement simple et précis de Darwyn Cooke fait songer à Jack Kirby ou à Alex Toth. Il a souvent été dit ou écrit que l’artiste cultive un style rétro. Dans le cas de la présente bande-dessinée, cela semble aller de soi : le récit est situé dans les années 1950. Il est réducteur de réduire le style de Darwyn Cooke à un simple style rétro sous influence de Kirby.
Il faut un talent certain pour en quelques traits saisir sur le papier une émotion. Et comme l’a souligné Mike Carlin au sujet des pages de Darwyn Cooke, à simplement regarder ses personnages, le lecteur comprenait l’histoire sans même lire les bulles ou cases de texte. Oui, cet artiste était un pur génie du story-telling.
Le côté très « film noir » de ses récits est partie intégrante de son art. Ses proches, ses amis et collaborateurs le comparaient volontiers à un Lee Marvin du comic-book. Darwyn Cooke était un grand gaillard cool, décontracté mais redoutable et toujours prêt à défendre la veuve et tous ses orphelins. Et c’est cet humanisme profond qui transpire dans la présente bande-dessinée.
Le dessinateur a tenu à représenter Wonder-Woman comme une femme plus forte que Superman. Il a à dessein représenté un Superman au service du gouvernement étatsunien. Il a beaucoup réfléchi à comment rendre compte du combat pour les droits civiques.
The New Frontier est une œuvre majeure à ranger à côté des Watchmen et autres Dark Knight Returns. Néanmoins cette œuvre se distingue clairement de ses illustres aînées en ce qu’elle parvient à traiter de manière très adulte et para-textuelle le sujet qu’elle s’est ambitieusement choisie avec le sourire en plus. Parce qu’outre le côté « film noir » ou « rétro », il y a un profond optimiste qui colle parfaitement à cette ère post-Seconde Guerre Mondiale.
Les couvertures originales montrent des héros souriants et chez Darwyn Cooke, les héros sourient parce qu’il estimait que les comics sont là pour interpeler et faire réfléchir mais pas que. Et au sortir d’une décennie de super-héros aux mines patibulaires et aux dents serrées, le dessinateur a voulu dans les années 2000 revenir à quelque-chose de plus coloré et de plus heureux.
Parvenir à aborder quantité de problématiques de l'immédiate après-guerre puis de la Guerre Froide, en toute simplicité et honnêteté et sans pesanteur et pédantisme, c'est aussi la marque du talent de Darwyn Cooke. La réédition dans la collection DC Black Label est agrémentée d'une galerie des couvertures originales, de croquis préparatoires, etc. Un très bel écrin pour une très très belle oeuvre.
Darwyn pour cette œuvre majeure et pour ta manière unique et élégante d’avoir réinventé Catwoman, tu nous manques…
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