samedi 31 décembre 2022

Antonio Bido (réalisation et scénario), Il gatto dagli occhi di giada, Uncut Movies, Orléans, 2021 (édition limitée à 500 exemplaires).



Antonio Bido (réalisation et scénario), Il gatto dagli occhi di giada, Uncut Movies, Orléans, 2021 (édition limitée à 500 exemplaires).

L’année 2022 a été funeste pour les fans de culture populaire : décès des dessinateurs de légende que sont Neal Adams, George Perez et Kevin O’Neill, de l’encreur non moins fameux Tom Palmer ou du scénariste inoubliable qu’est Alan Grant. L’année s’achève sur le départ d’une grande figure du cinéma de genre italien : Ruggero Deodato. Cet ancien assistant de Rossellini défraya la chronique avec son Cannibal Holocaust qui impressionna beaucoup Sergio Leone et valut à son réalisateur d’être arrêté et jugé pour obscénité et suspicion de meurtre des acteurs dudit film ! Le roublard cinéaste venait d’inventer le found footage film, d’entrer dans la légende du cinéma et de tendre aux spectateurs venus se repaitre d’un carnage cannibalesque un miroir pour les déranger et les questionner sur leur propre part de barbarie, de sauvagerie et sur leur voyeurisme si dérangeant. Le cinéma de « mauvais genre » est un moyen de sonder la société. Le génie de Deodato est d'être parvenu à saisir l'air du temps que furent les années de plomb en Italie. L'air de rien mais avec une grande force, son film de cannibales saisit le climat de peur et de tensions du tournant des années 1970-1980. Un certain cinéma de genre et certains très grands réalisateurs qui y oeuvrèrent ont pu cerner un contexte sociologique ou politique et en faire le tour sans donner l'impression de le faire. Le giallo est un genre de cinéma qui peut être décrit comme un tel révélateur sociologique, politique voire géopolitique.

Le giallo est un genre ou un filone typiquement italien assez malaisé à définir. Il doit son nom aux couvertures jaunes des romans policiers ou thrillers édités par la maison Mondadori dès les années 1920. Au cinéma, le genre est inventé et aussitôt abandonné par le génial Mario Bava entre 1963 et 1964. La fille qui en savait trop et Six femmes pour l’assassin jettent les bases du genre : suspense, soin particulier apporté au découpage, aux décors et à la photographie, extrême stylisation des meurtres, assassin ganté de noir et enveloppé dans un imperméable noir également, musique obsédante, victime féminine sexy et attirante, meurtres sauvages à l’arme blanche, psychologie de comptoir expliquant les agissements du tueur, etc. L’esthétique et le plaisir « scopique » l’emportent sur l’intrigue qui se doit d’être la plus torturée possible. Violence et érotisme s’acoquinent. La forme prime sur le fond, tout du moins en apparence.

Dario Argento s’empare des ingrédients du giallo pour transcender et réinventer le genre dans les années 1970-1971. Sa trilogie « animalière » composée de L'Oiseau au plumage de cristal, Le Chat à neuf queues et Quatre Mouches de velours gris engendre une effrayante ribambelle de rejetons plus ou moins inspirés ou réussis : La Tarentule au ventre noir de Paolo Cavara, La Queue du scorpion de Sergio Martino, Un papillon aux ailes ensanglantées de Duccio Tessari, L'Iguane à la langue de feu de Riccardo Freda, La Sangsue d'Alfredo Rizzo, Plus venimeux que le cobra de Bitto Albertini ou encore ce Il gatto dagli occhi di giada d'Antonio Bido.

Dans le paysage du cinéma italien des années 1960 et 1970, le giallo peut sembler n’être qu’un murder show récréatif et putassier. Sous des apparences tape-à-l’œil et fétichiste, certains métrages du filone n’en questionnent pas moins la société, la politique et même la géopolitique du moment. Dans certains gialli de Lucio Fulci par exemple, il n’est pas anodin que dans un cadre très roman-photo, le scénario s’emploie à mettre en exergue les vices et maux d’une certaine bourgeoisie. Des métrages comme Mais qu’avez-vous fait à Solange ou La Lame infernale sont prétextes à aborder les questions sensibles de l’avortement ou de la prostitution adolescente. De même qu’une certaine classe bourgeoise, la sacrosainte Eglise catholique passe également sous le hachoir du genre. Et un film comme Le Chat à neuf queues peut se lire comme un véritable réquisitoire de son auteur contre la société italienne toute entière, avec tous ses traumatismes post-1945 ou post-1968.

Antonio Bido ne connaît pas grand-chose au filone lorsqu’il se lance dans la réalisation de son film en 1977. Sa carrière est encore naissante. Le giallo est d’ailleurs déjà en train d’expirer de sa belle mort après une grosse décennie de surexploitation et le point final (?) apporté par Argento avec Profondo Rosso en 1975. Difficile pour un réalisateur pas trop confirmé ni expert de dynamiser le genre après le coup de maître d’Argento. Et c’est peut-être ce manque d’expérience et ce contexte de fin d’un genre qui confèrent au métrage une partie de sa singularité et de son originalité. Bido s’applique à donner une coloration animalière au titre de son œuvre, s’adjoint les services d’un groupe de musiciens qui marchent dans les pas du rock progressif des Goblin et brode son scénario autour de l’enquête de citoyens ordinaires sur une série de meurtres que rien ne semble lier entre eux.

De facture a priori traditionnelle, le film et l’intrigue empruntent cependant des chemins qui le rendent plus original et intéressant que nombre de métrages génériques de l’époque. Le cahier des charges giallesque semble respecté et l’intrigue est alambiquée à souhait mais… Bido n’aligne pas les jolies filles telles que Barbara Bouchet, Edwige Fenech, Marisa Mell ou Anita Strinberg devant sa caméra. Les victimes sont quasiment toutes masculines, âgées et pas trop sexy. Un vieux pharmacien, une femme plus toute jeune… Singulier choix qui s’explique par les motivations du tueur et la teneur de la machination mise en œuvre par ses soins. Le spectateur comprend rapidement qu’il n’est pas embarqué dans n'importe quel thriller. L’assassin s’emploie à tourmenter ses futures victimes non à l’aide d’une ritournelle enfantine ou des messages menaçants habituels mais des sons d’un train et de chiens qui aboient. Les enquêteurs improvisés remontent la piste des meurtres et mettent en lumière une sombre et honteuse histoire qui remonte à la Seconde Guerre Mondiale. Et au cœur de l’intrigue, il est question de dénonciation, de collaboration et de spoliation des biens juifs.

C’est en prenant cette coloration mémorielle que ce bon petit giallo apparaît pour ce qu’il est : un miroir tendu vers le spectateur pour l’interroger sur lui-même, son identité, son histoire, sa mémoire et pour questionner son geste ou statut de spectateur ou voyeur. Il n’est pas anodin de noter que l’âge d’or du giallo coïncide avec le début des années 1970 en Italie. Certes, le filone s’engouffre dans la brèche d’une « nouvelle vague » du cinéma d’horreur et d’épouvante impulsée par Alfred Hitchcock et son Psychose et sublimée par les œuvres de George A. Romero, Wes Craven et Tobe Hooper au tournant des années 1960-1970. Même si par son esthétique le giallo ne se coupe pas des racines du cinéma gothique, dans les intrigues des thrillers italiens, le tueur n’est pas un monstre mythologique, un vampire ou un loup-garou. Dans les gialli, le tueur peut être un voisin, une voisine, une cousine, un frère, une sœur…

Chez Dario Argento ou Lucio Fulci, le thème du double, du miroir ou celui du regard sont assez essentiels. Le réalisme sociale ou psychologique n’est pas une priorité des réalisateurs qui pourtant bousculent le spectateur. Les anni di piombo perturbent et ébranlent les fondements très « démocratie chrétienne » de l’Italie d’après-guerre. La violence stylisée des gialli entre en résonnance avec celle bien réelle du quotidien des Italiens. Il n’est pas innocent de souligner que souvent dans les films, la police et les « autorités » sont montrées comme incompétentes. Il n’est pas incongru de constater qu’en cette fin de décennie 70, Bido remue le couteau dans la plaie d’une sortie de guerre très compliquée dans la péninsule italienne. Renversement des alliances de 1943, guerre civile, répression sanglante, République Sociale Italienne… De noirs souvenirs…

Comme dans de nombreux pays du « Monde Libre » d’alors, les années 1970 sont marquées en Italie par des avancées historiographiques majeures dans l’étude de la Seconde Guerre Mondiale ainsi que par une circulation des thématiques dans la culture populaire. Il gatto dagli occhi di giada échappe fort heureusement aux dérives crapoteuses de la nazisploitation et entre, sans doute très fortuitement, en résonnance avec l’une des premières évocations sérieuses bien que très maladroite de la Shoah dans les comics, à savoir le numéro 237 du comic-book Batman de décembre 1971. La référence aux crimes de guerre, les idées de justice ou vengeance… De nombreux éléments sont voisins. Dans le cas du film de Bido cependant, s’ajoute cette dimension de miroir qui questionne les spectateurs italiens. Quel rapport entretiennent-ils avec le fascisme dont la page n’a jamais vraiment été tournée ? Quel est leur sentiment quant au devenir des Juifs sous le régime mussolinien ?  

Cette irruption d’une mémoire complexe et douloureuse à évoquer en 1977 rend le métrage d’Antonio Bido particulièrement intéressant. Les révélations finales font davantage appel à la sensibilité ou aux émotions du spectateur qu’à son envie d’être choqué ou « baladé ». L’œuvre de Bido est une belle réussite dans la catégorie giallesque. Même si la carrière du réalisateur n’a jamais vraiment décollé, il poursuit dans le filone et réalise l’année suivante un Solamente Nero de très bonne tenue. Au programme de ce thriller se déroulant sur l’île de Murano : une machination où se croisent une fausse médium, une infirmière faiseuse d'anges, un vieil aristocrate aux penchants pédophiles et un film qui délivre une charge en bonne et due forme contre les autorités catholiques.

Le film est disponible dans un beau médiabook produit par le petit éditeur Uncut Movies, spécialiste des films déviants, dérangeants voire « vomitifs ». En supplément du film, David Didelot, passionné de cinéma, fondateur et rédacteur en chef du fanzine Vidéotopsie et professeur de lettres à ses heures, s’emploie à borner le genre giallo dans un copieux bonus vidéo. Un livret richement illustré s’attarde sur l’histoire du cinéma de genre italien des années 1960 aux années 2000. Le lecteur désireux d’en apprendre plus sur le filone giallesque se penchera sur l’étude signée par Frédéric Pizzoferrato, Une étude en jaune : giallo et thrillers européens parue chez Artus films en 2021.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire