Ersin KARABULUT,
Journal inquiet d’Istanbul. Volume 1,
Dargaud, Paris,
2022.
Traduit par Didier Pasamonik.
Le pas est mal assuré, même plutôt tremblant, quand le jeune
Ersin, à peine entré dans l'adolescence, ose pousser pour la première fois la
porte de la rédaction d'un des journaux satiriques du quartier branché et
moderne de Beyoglu. Il a pourtant baigné depuis de nombreuses années dans le
monde du graphisme, du dessin et de la BD, puisqu'il s'est nourri, dès le plus
jeune âge, des comics et autres fascicules qu'on jetait aux ordures et qu'ils
récupérait.
Auto-abreuvé des héros Marvel ou de Tintin, le garçon
s'exerçait au dessin dans l'espoir d'atteindre l'unique objectif de sa vie :
devenir dessinateur de presse.
Quelle ne fut pas sa joie quand, pour la première fois, un
de ses dessins drôles est accepté et paraît dans les pages d'un hebdomadaire
stambouliote. On était encore dans la Turquie de tous les possibles où il était
autorisé de boire de l'alcool et de rire de ses dirigeants. Mais ça, c'était
avant. Avant la prise du pouvoir des militaires, avant la montée en puissance
des nationalistes virulents, des extrémistes politiques ou religieux ou les deux
à la fois.
Son père l'avait pourtant prévenu, lui qui avait connu les « années
de plomb » turques, lui qui avait vu tant de ses collègues graphistes se
faire assassiner, lui qui avait échappé au meurtre. Inquiet, tout comme ce
journal, son père lui intima à maintes reprises de mettre un terme précocement
à cette carrière devenue d'autant plus dangereuse que Erdoğan est arrivé au
pouvoir.
Les pressions s'amplifient, les menaces se multiplient sur
ceux qui, tout en critiquant honnêtement un gouvernement de plus en plus
autoritaire, ne veulent, par leur plume, qu'en rire et faire des blagues.
Mais les chefs, eux, ne rient pas. Ils agissent violemment,
assassinent ou font disparaître ceux qui les égratignent, car rire serait un
aveu de faiblesse pour celui qui veut diriger son pays d'une main de fer et qui
utilise la religion comme arme de pouvoir.
Ersin a peur. Que doit-il faire ? Poursuivre son
engagement ? Quitter le pays ? Ou suivre les sages conseils de son
père ? Et il y a ce dessin de trop ? Celui qui fait basculer un
destin… On en connait trop bien quelques exemples….
Une magnifique BD autobiographique qui contient un peu de Spiegelman,
pour le récit de vie sous une dictature, de Satouff ou de Kichka pour ajouter à
cela la naissance d'un artiste. Mais aussi et surtout, c’est un récit unique de
par son style très "cartoonesque" et son humour, sorte d’autodérision inquiète. Indispensable
pour ouvrir les yeux et les consciences sur ce que peut produire un régime dictatorial
sur le monde de la presse et de l’art, ou inversement….
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