samedi 11 mai 2019

Fabien Nury (scénario) et Thierry Robin (dessin), La Mort de Staline, Dargaud, Paris, 2018.





Fabien Nury (scénario) et Thierry Robin (dessin), La Mort de Staline
Dargaud, 
Paris, 2018.


« Avertissement : bien qu’étant inspirée de faits réels, cette histoire n’en demeure pas moins une fiction, librement construite d’après une documentation parcellaire, parfois partiale et souvent contradictoire…
Les auteurs précisent toutefois qu’ils n’ont guère eu besoin de forcer leur imagination, étant incapables d’inventer quoi que ce soit d’équivalent à la folie furieuse de Staline et de son entourage. »

Tel est l’avertissement liminaire de cet album intégral compilant les deux tomes parus respectivement en 2010 et 2012.
Les circonstances sordidement absurdes de la mort de Staline en 1953 appelaient à elles seules une œuvre de fiction ! La parution de cet album gratifie le public de deux œuvres au ton bien distinct : la bande-dessinée originelle et son adaptation cinématographique (un DVD accompagne l’album).

Si Fabien Nury et Thierry Robin aménagent quelque peu le récit dans leur bande-dessinée pour le rendre plus mordant encore, c’est avec un sourire pincé que le lecteur découvre cet épouvantable « bal des vampires soviétiques » autour de la dépouille encore tiède du tout-puissant dictateur communiste.
Libérés par l’avertissement préalable, le scénariste et son dessinateur nous servent un récit certes caricatural mais surtout glaçant à déguster frappé comme un bon verre de vodka : bien froid et cul sec !

Dans la nuit du 28 février 1953, Josef Staline s’effondre victime d’une attaque cérébrale dans les appartements de sa datcha après une soirée bien arrosée avec les membres du Comité Central du Parti Communiste d’Union Soviétique.
Dès le lendemain, tous les « amis » du Petit Père du Peuple Soviétique et membres du Comité Central du Parti défilent à son chevet. Commence alors une effroyable course contre la montre entre Beria, Malenkov, Krouchtchev, Mikoyan, Kaganovitch et Boulganine.
Alors que chacun scrute la réaction des autres et attend le faux-pas d’un autre, se pose en premier lieu l’épineuse question de trouver un médecin pour s’occuper du cas du camarade Staline. Les meilleurs praticiens d’U.R.S.S. ont été arrêtés, déportés ou exécutés sur ordre du camarade Staline sous prétexte de « conspiration sioniste »…
Mais surtout, si Staline meurt sans avoir été vu par un médecin, des soupçons de conspiration ne pèseront-ils pas sur les membres du Comité Central ?
L’effroyable ogre Beria prend les choses en main et en vient à actionner quelques rouages bien graissés de la machine de terreur soviétique (N.K.V.D., chantage, etc.) pour organiser la mise en bière du dictateur, ses dignes obsèques puis sa succession. Tout cela sous le regard suspicieux des Krouchtchev et autres Molotov. C’est alors que Staline se dresse sur son lit de mort et pointe du doigt une affiche de propagande ornant le mur de sa chambre. Que veut-il dire à ses « amis » ? Pourquoi pointe-t-il du doigt cette bergère nourrissant un agneau au biberon ?
Et ses « amis » de partir dans des tentatives d’interprétations délirantes…

Au-delà de l’intérêt du seul récit de la mort de Staline et de ses obsèques en grande pompe, le lecteur trouvera un grand intérêt à cet ouvrage de bande-dessinée en ce qu’il s’attache à décrire les nombreux rouages du régime totalitaire soviétique, rouages qui s’activent comme jamais au moment de la mort du dictateur.
Qu’il s’agisse du petit directeur de la Radio du Peuple qui fait des pieds et des mains pour enregistrer au plus vite le concerto que Staline a écouté en direct mais dont il exige un enregistrement ou de cette femme médecin avec qui Beria a eu des relations sexuelles et qu’il peut manœuvrer à loisir ou Molotov, membre du Comité Central, dont la femme est emprisonnée dans l’attente de son exécution, tous ces individus peuvent être broyés à tout moment par la machine étatique soviétique.

Le lecteur frémit souvent au fur et à mesure du récit. Puis il sourit. Avant de grimacer. Puis de s’esclaffer. Etc.
De manœuvre en réunion, de mauvais coup en tartufferie, le lecteur découvre avec stupeur et dégoût le revers de la dictature communiste qui repose sur une terreur impitoyable qui n’épargne personne qu’il soit en haut ou en bas dans les rouages de l’Etat communiste.
L’humour est vraiment très très noir et très très grinçant et nombre de détails sordides proprement dégoûtants viennent « égayer » le récit, soin est laissé au lecteur de les découvrir…

Point de héros ou de point de vue narratif particulier dans le récit. Nury et Robin font entrer et sortir les personnages en fonction du rôle qu’ils jouent lors de la découverte du corps de Staline puis des obsèques et de la réorganisation de l’Etat Soviétique.
Et lorsqu’entrent en scène pour un tragique tour de piste les enfants du dictateur Svetlana et Vassili… Entre une jeune-femme que Staline prive de l’amour d’un père et de l’amour de tout autre homme et un fils alcoolique et irresponsable…
L’image d’un « tour de montagnes russes » n’a jamais été aussi appropriée !

Ce récit, finalement très sombre, de Fabien Nury est illustré avec toute l’austérité nécessaire par le trait précis et sérieux de Thierry Robin.
Le ton de l’adaptation cinématographique qui l’accompagne est bien plus léger ! Le film gomme et adoucit le côté scabreux de certains moments de la bande-dessinée. Beria, dans la bande-dessinée, est dépeint comme un pédophile, nécrophile, sadique, homicide et manipulateur. Il n’est « qu’un » psychopathe manipulateur dans le film !
Pour « célébrer » très irrespectueusement la mort de Staline, Armando Iannucci convoque avec malice devant sa caméra la fine fleur de la « black comedy » britannique (Simon Russell Beale, Jason Isaacs ou Michael Palin) ainsi que le très mordant et plaisant Steve Buscemi.

Le spectateur rit beaucoup tant face aux numéros de comédie du brillant casting que de la mise en scène particulièrement enlevée et habile des moments forts ou moins forts du métrage. Fabien Nury espérait voir sa bande-dessinée sous la forme d’une comédie anglaise et c’est un vrai régal !
Les œillades suspicieuses et coups bas confondants de perfidie viennent animer cette farce où le grotesque rencontre l’humour le plus noir. Et si les esprits et critiques les plus exigeants et intransigeants reprochent à l’adaptation cinématographique le ton so british du film et les libertés prises avec la chronologie des faits, nous ne bouderons pas notre plaisir.
L’accueil plus que tiède du film en Russie dans lequel il a été très officiellement banni pour « raillerie insultante envers le passé soviétique » (sic), cet accueil ne peut que nous conforter dans notre rire et notre goût pour cette caricature aussi outrancière que pédagogique !

Vu au travers de ce deux récits caricaturaux très complémentaires, le totalitarisme stalinien est plutôt habilement « disséqué », fut-ce de manière post-mortem !


Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire