samedi 20 avril 2019

Sean Murphy (dessin et scénario), Batman White Knight, Urban Comics, Paris, 2018.





Sean Murphy (dessin et scénario), Batman White Knight
Urban Comics, 
Paris, 2018.

En mars 2019, Batman fête ses 80 ans. A plusieurs moments de sa longue histoire éditoriale, ce personnage a été repensé, redéfini voire recréé afin de mieux l’inscrire dans l’esprit du temps.
Frank Miller avait ainsi rudoyé le Batman dans son « The Dark Knight Returns » afin de lui permettre d’affronter l’ère post-moderne et l’Amérique ultra-conservatrice des années Reagan. Quel traitement Sean Murphy réserve-t-il au chiroptère humain afin de le faire entrer dans le monde actuel ? Ce « White Knight » de 2018 peut-il rivaliser en qualité artistique et réinvention avec le « Dark Knight » de 1986 ?

Sean Murphy n’est pas plus tendre avec son héros que Frank Miller. Il s’ingénie à renverser complètement la situation et à placer le super-héros costumé en chauve-souris dans une très délicate et bien inconfortable posture.

Batman est allé beaucoup trop loin dans sa lutte contre le crime.
Il est fatigué et éprouvé et semble perdre de vue toute mesure et toute humanité dans son combat. Apparaissant comme un héros fasciste ultra-violent, il s’en prend de manière atroce à son ennemi de toujours le Joker, prince du crime de Gotham. Sous le regard médusé de ses alliés et de la police, le héros gave de force le clown criminel et l’oblige à avaler des médicaments au terme d’une traque aussi impitoyable que destructrice pour la ville que le héros est sensé protéger.
Le traitement de choc infligé au criminel a pour effet inattendu de guérir le Joker de sa folie et de lui rendre un aspect humain alors même que Batman apparaît aux yeux de tous comme un fou sadique.
Guéri de sa folie, le Joker sous son identité civile de Jack Napier s’en va redorer son blason et sauver la ville de Gotham en devenant son « chevalier blanc » et en proposant une alternative plus lumineuse au combat désespéré du « chevalier noir » contre la misère et la crise de Gotham…
L’auteur raconte l’ascension et la rédemption de l’ancien criminel qui entre en politique et entend transformer la ville de Gotham. Cette rédemption, il la place en regard et en compétition avec la descente aux enfers du Batman qui semble complètement perdre pied, sombrer dans la violence, se détourner de ses alliés et soutiens, découvrir d’obscurs liens entre sa famille et des criminels de guerre nazis…

Sean Murphy est connu pour son style graphique particulièrement dynamique et son sens de la narration ou du découpage. Les planches de cet album sont saisissantes et le trait du dessinateur est extrêmement puissant. Le dessinateur se permet de nombreux clins d’œil et référence à l’univers de Batman tant graphique que cinématographique. Mais sur ce projet, Sean Murphy est aussi scénariste et ses précédents travaux ont toujours montré que cet artiste avait quelque chose à dire ou à apporter. Punk Rock Jesus ou Tokyo Ghost ne sont pas que de beaux albums bien illustrés, ce sont aussi des œuvres qui interpellent et questionnent le lecteur. Il en va de même pour le présent récit bien plus complexe et touffu qu’il n’y paraît.

L’alter-ego de Batman, Bruce Wayne, est un millionnaire, membre du club des « 1% », ces personnes fortunées qui se gavent de richesses et profitent du travail des classes laborieuses. Jack Napier, dans sa quête de rédemption, se pose comme champion des classes défavorisées et des laissez pour compte de Gotham.
Il s’applique à démontrer que les autorités municipales et policières sont bien trop complaisantes à l’égard du pseudo-justicier masqué. Il en vient à déterrer de sombres histoires de corruption, d’utilisation pour le moins douteuse de l’argent public, etc.
Les millions de dollars dépensés en armes et gadgets divers utilisés dans la guerre contre les criminels n'auraient-ils pas été plus utiles pour financer une politique sociale et une politique de réaménagement urbain ? N'y a-t-il pas d'autres manières de combattre crime et misère ? Les implications de cette histoire vont bien au-delà du seul récit-hommage au Batman.

Le héros s’en sortira-t-il ? Comment ? Nous n’en dirons rien.

Tout est inversé et renversé dans ce récit. Le héros s’enfonce dans les ténèbres et le « vilain » réformé se dresse dans la lumière pour construire un monde meilleur, plus juste.
Et Jack Napier s’exprime justement devant certains des résidents les moins fortunés d’un quartier de Gotham en ces termes :
« Il n’est pas seulement question d’une place au conseil [municipal] ou de l’influence que ça me donnerait sur le Département de Police de Gotham… ça va au-delà de ça, ce qui commence à Backport est le début d’un mouvement, d’une révolution contre les élites de Gotham pour reprendre cette ville ! Leur arrogance nous a rendus fous de rage. Leurs abus nous ont endurcis. Et aujourd’hui, nous pouvons tirer profit de leur mépris. Je suis à vos côtés pour demander la fin de toute corruption ! Pour dégager les élites du pouvoir ! Et pour les forcer à répondre du vigilantisme qui a fait tant de mal à ces quartiers ! »
Après quoi, il s’indigne de constater que la police de Gotham l’empêche lui et les résidents défavorisés de Gotham de manifester librement et pacifiquement…
Troublant comme ce discours évoque les revendications d’un certain « mouvement des rebelles en chasubles colorées » !

Interviewé sur ses motivations au moment de la publication de Punk Rock Jesus, Sean Murphy avait expliqué qu’il avait été terrorisé par l’ascension spectaculaire de Sarah Palin en 2007 et qu’il était atterré de constater qu’une personne proprement inculte et ignorante pouvait approcher si près et si rapidement de la présidence.
Nous pouvons imaginer que l’élection de Donald Trump à la présidence des Etats-Unis n’a pas été une très agréable surprise pour l’artiste…

De manière simple et directe, Sean Murphy s’attaque dans « White Knight » à ceux qui opposent un peuple vertueux à des élites corrompues, à ceux qui versent dans les oreilles des masses un discours sirupeux et pseudo-révolutionnaire, à ceux qui parlent de rendre un pays ou une ville « grand à nouveau »…

Mais renversement ou inversion, il ne faut pas se laisser abuser ou perturber. Le comic-book super-héroïque, création typiquement américaine du XXème siècle, est une création d’« outcasts », de jeunes Juifs tout juste adultes issus de l’immigration et vivant souvent plus que chichement. Il est absolument trompeur de percevoir dans les archétypes super-héroïques une triomphante propagande états-unienne. Les Robert Kahn (Bob Kane, créateur de Batman), Milton Finger (Bill Finger, co-créateur de Batman), Jerome Siegel (Joe Siegel, co-créateur de Superman), Joseph Shuster (Joe Shuster, co-créateur de Superman) ou autres Jacob Kurzberg (Jack Kirby, co-créature d’une kyrielle de héros) sont autant de « schmucks » pauvres et affamés qui s’imaginent en playboys milliardaires musclés, séduisants et bien nourris.
Les créateurs du comic-book cherchaient à se faire accepter par la société américaine, à s’intégrer tout en donnant aux descendants d’immigrés des modèles et des protecteurs d’encres et de papier, les super-héros.
Batman comme Superman, les deux premiers super-héros sont des « social crusaders », des héros à portée sociale qui s’attaquent dans les années 1930 à la corruption, à la violence des rues, à l’injustice sociale, etc.
Le super-héros a toujours été la voix des minorités ou des « petits » questionnant ou critiquant parfois une certaine « bigoterie » des élites.
Dans le récit de Sean Murphy, tout semble s’être inversé au fil du temps. Le Batman est le bras armé des élites corrompues. Le Joker est le porte-parole des plus démunis. Ou peut-être pas...
Parce que les apparences sont trompeuses, parce que les belles déclarations d’intentions le sont aussi et que sous des apparences de « chevaliers blancs » se cachent parfois de beaux salopards…

En questionnant le viligantisme, Sean Murphy réinscrit le super-héros dans l’air du temps et incite ses lecteurs à une infime vigilance. La figure super-héroïque n'est pas l'apologie du super-flic fasciste au service d'un État tout-puissant plus ou moins bienveillant. Le super-héros demeure, en 2019, l'incarnation d'un contre-pouvoir dans un monde de fiction qui s'est considérablement durci et complexifié pour mieux refléter la complexité de notre monde.

Preuve est faite que Batman a encore de belles années devant lui et que les comics de super-héros n’ont pas fini de faire cogiter leurs lecteurs !

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