samedi 30 mars 2019

Alan Moore (scénario) et David Lloyd (dessin), V pour Vendetta, Urban Comics, Paris, 2012.





Alan Moore (scénario) et David Lloyd (dessin), V pour Vendetta
Urban Comics, 
Paris, 2012. 
 

Il nous a paru opportun et avisé de revenir sur ce chef-d’œuvre de la bande-dessinée britannique dans le contexte qui est le notre à la fin des années 2010.

Pensé initialement comme un feuilleton publié au Royaume-Uni dans la revue anthologique Warrior entre 1982 et 1985, le récit dystopique et philosophique de Moore et Lloyd est présenté dans sa version re-colorisée, collectée et complétée parue au début des années 1990 aux Etats-Unis chez l’éditeur DC Comics.
V pour Vendetta est une œuvre révolutionnaire tant du fait de son contenu que de sa forme graphique et narrative.
Une œuvre dense qui, en 352 pages, prend le temps de décrire l’affrontement entre les idéaux anarchistes d’un individu et la doctrine fasciste d’un état totalitaire.
Une œuvre visionnaire qui brosse le sombre tableau d’une Angleterre pourrissante, isolée et repliée sur elle-même.

En pleine ère Thatcher, alors que le Royaume-Uni traverse une terrible crise économique, Moore est estomaqué par l’ascension fulgurante des fascistes du National Front et l’orientation ultra-conservatrice du gouvernement.
En réaction notamment à une législation anti-homosexuelle d’un autre âge et à la flambée du racisme et de la xénophobie, Moore écrit ce sombre récit pour exprimer ses convictions et critiquer un pays qu’il ne reconnaît plus comme le sien.

Moore et son dessinateur imaginent un futur sombre dans lequel un terroriste haut en couleurs s’oppose et lutte tout seul contre un régime totalitaire impitoyable.
L’action est située en 1997. Le monde a été ravagé par un conflit nucléaire et si le Royaume-Uni a été épargné par les bombardements successifs, un parti fasciste a pris le pouvoir et fondé un régime raciste, puritain et isolationniste.
L’histoire s’ouvre sur le sauvetage d’Evey, une jeune-fille, par le terroriste simplement nommé V. Ce curieux personnage arbore un masque à l’effigie de Guy Fawkes et entend semer le chaos dans un pays entièrement soumis à un Etat corrompu animé par les idéaux les plus abjects.
Le récit s’articule autour du personnage d’Evey, point d’ancrage de deux fils narratifs : les menées terroristes de V contre les différents organes de l’Etat totalitaire et l’enquête d’un officier de police chargé d’identifier et de stopper V.

Dans leur forme initiale, les dessins de David Lloyd sont dans un noir et blanc ultra-contrasté sans aucune nuance de gris. D’un commun accord entre le dessinateur et le scénariste, ce feuilleton doit évoquer l’atmosphère des films noirs et avoir un côté années 30 mais il doit surtout opposer sans compromission aucune les idées anarchistes du révolutionnaire masqué à celle d’un Etat fasciste intransigeant.
Le trait de David Lloyd est remarquable en ce que l’artiste ne trace pas les contours de ses personnages et décors. Le style visuel de cette œuvre est radicalement différent tout comme sa forme narrative. Moore et Lloyd essaient d’abandonner les habituelles bulles de dialogues ou de pensées et les cartouches de textes.
Tout est fait pour bousculer le lecteur et l’interpeler et créer de nouvelles formes de narrations. L’auteur et l’artiste raconte un chapitre de l’histoire en superposant les paroles d’une chanson sur des images qui a priori n’ont pas de lien avec cette chanson. Dans un autre chapitre, ce sont des phrases tirées de divers programmes télévisés qui viennent structurer la narration en se surimposant sur les images.
Moore confia dans des interviews, préfaces ou postfaces aux diverses éditions, que c’est le dessinateur qui l’obligea à bousculer ses propres habitudes d’écriture pour transcender cette histoire qu’il envisageait au départ comme une simple série d’action teintée de préoccupations philosophiques et politiques.

Le lecteur retrouve la richesse des trames multicouches utilisées par Moore dans la série Watchmen, cependant la « structure en artichaud » semble avoir plus de cœur et le présent récit laisse suinter les inquiétudes, craintes, colères légitimes des auteurs ainsi que leurs questionnements.

Le choix du masque de Guy Fawkes et du costume porté par le terroriste pourrait ancrer cette bande-dessinée dans le genre super-héroïque. Pourtant, si les artistes jouent un peu avec les conventions du personnage encapé, le ton est beaucoup plus lourd et oppressant. V n’est nullement un super-héros mais un psychopathe aux méthodes ultra-violentes.
Guy Fawkes est ce révolutionnaire raté qui tenta de faire sauter la Chambre des Lords sous le règne de James Ier, le 5 novembre 1605. A la date anniversaire de son échec, les Britanniques ont gardé l’habitude de brûler des mannequins à son effigie. Une manière de fêter la préservation des institutions britanniques ? Une manière de célébrer les menées d’un sombre héros révolutionnaire anarchiste ?
Moore semble affirmer que Guy Fawkes n’est que l’un des nombreux criminels plus ou moins bien aimés qui peuplent la culture populaire britannique tout comme Robin des Bois ou Dick Turpin. Une espèce d’anti-héros subversif en lutte contre une autorité inique.
Le masque de Guy Fawkes est devenu depuis une espèce de « totem » de mouvements contestataires ou pseudo-révolutionnaires qu’il s’agisse des Anonymous ou de certains « rebelles en chasubles colorées ».

Plutôt que le récit de super-héros, le graphisme évoque la Seconde Guerre Mondiale et le cinéma britannique de cette période.

Le récit est extrêmement dur et la peinture du régime totalitaire aussi précise que glaçante. Moore imagine un régime qui s’appuie sur cinq factions qui gèrent et verrouillent une société complètement soumise au parti au pouvoir. L’œil s’occupe des surveillances vidéos, l’Oreille des surveillances audios, le Nez est la police politique à l’affût de tout manquement, la Main est la milice ultra-violente et la Voix est le service de propagande usant de tous les moyens de communication pour terroriser et/ou manipuler les masses. Ce régime a anéanti toute opposition politique et toutes les minorités en les déportant dans des camps de rééducation.
Le policier chargé d’enquêter sur les actes terroristes de V ausculte les différents rouages de cette monstrueuse mécanique et en vient à comprendre que V est passé par ces camps de rééducation. La jeune Evey que V a pris sous son aile va douloureusement être formée et éveillée par le terroriste.

Œuvre d’une très grande intelligence et maturité dans laquelle tous les personnages sont crédibles, V pour Vendetta interpelle le lecteur. Comme aime à le souligner Alan Moore, les fascistes sont des gens ordinaires qui ont un travail et une famille, sauf… qu’ils sont fascistes ! Et dans cette bande-dessinée, le dictateur fasciste est montré comme un humain avec tout ce que cela implique de petitesse, de faiblesse.
Quant au terroriste V, il n’est jamais héroïsé, jamais idéalisé et jamais réellement encensé.
Si Evey est pour le lecteur un point d’entrée dans l’histoire, elle est aussi un peu une boussole et lorsque la jeune-fille observe les méthodes de V, elle est choquée et peine à accepter la violence du personnage.

Autant le dessin de Lloyd est sans nuance aucune, autant l’écriture est d’une extrême finesse et intelligence et laisse le lecteur s’interroger.
Les auteurs ou œuvres intelligentes comptent toujours sur la propre intelligence du lecteur ou du spectateur ou de l’auditeur, n’est-ce pas ?
Ces mêmes auteurs ou œuvres intelligentes savent aussi composer ou tisser leurs trames à partir des références les plus simples. Sans surprise, Alan Moore cite dans la postface de la présente édition les références très pop-culturelles dans lesquelles s’enracine cette bande-dessinée : Orwell, Huxley et la série Le Prisonnier pour le face-à-face entre individu et totalitarisme, Judge Dredd pour l’anticipation twistée à la mode British, Doctor Phibes et Theater of Blood pour la vengeance avec panache, etc.

Questionné sur le sens profond de la série Le Prisonnier, son acteur principal et auteur Patrick McGoohan aurait dit un jour : « questionnez-vous vous-même ! »
L’identité de V dans la bande-dessinée de Moore et Lloyd demeure une énigme, une question sans réponse. La grande force de la présente œuvre est de ne pas être donneuse de leçon mais poseuse de questions.

Malheureusement pour Alan Moore, Hollywood s’est penché sur ses écrits et a tenté à plusieurs reprises de les transposer au cinéma. V pour Vendetta a été adapté par James Mc Teigue (avec une grosse participation des frères devenus depuis sœurs Wachowski). Que dire de cette adaptation qui se veut la plus fidèle possible ? Qu’il n’est pas aisé de transposer à l’écran dans un film tout public une œuvre aussi révolutionnaire que celle-ci. Entre les raccourcis scénaristiques, la volonté de mettre en boîte un « pop-corn movie » bourré de scènes d’action, les astuces pour ne pas trop bousculer le spectateur… Hé bien le film est bien fade et les aménagements apportés au récit sont consternants.
L’œuvre révolutionnaire se transforme en gentil produit légèrement satirique mais pas trop quand même.
L’une des conséquences les plus négatives de cette adaptation aura été de populariser le masque de Guy Fawkes qui est malheureusement devenu un goodies comme un autre pour les révolutionnaires de pacotille…
Interrogé sur ses sentiments quant aux diverses adaptations de ses écrits, Alan Moore n’a jamais caché son désintérêt. Horrifié par la débauche de moyens financiers injectés dans ces films, il a répliqué : « Il s’agit de millions de dollars qui n’ont quasiment rien rapporté. Et ce dans un monde qui tombe en morceaux. (…) Des films bidons qui ne servent qu’à remplir deux heures de l’existence vide d’un ado occidental privilégié… »

Plutôt que de nous promener affublés d’un masque de Guy Fawkes et d’incendier des monticules de palettes, plutôt que de nous évertuer à mal adapter à grand renfort de millions de dollars des bandes-dessinées pour alimenter des cinémas ou plateformes de visionnage en streaming de produits filmiques, Alan Moore nous inviterait peut-être à cogiter, à rêver, à cauchemarder, à proposer ou à créer des œuvres nouvelles qui interpellent, éveillent et font avancer l’humanité…

« Résister, c’est créer ! » Non ?
Et si V est un terroriste destructeur qui met en pièces une Angleterre corrompue, il laisse à Evey, à la fin de la bande-dessinée la lourde tâche de construire une Angleterre nouvelle, plus juste et plus heureuse.


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