Alan Moore (scénario) et David
Lloyd (dessin), V pour Vendetta,
Urban Comics,
Paris, 2012.
Urban Comics,
Paris, 2012.
Il nous a
paru opportun et avisé de revenir sur ce chef-d’œuvre de la bande-dessinée
britannique dans le contexte qui est le notre à la fin des années 2010.
Pensé
initialement comme un feuilleton publié au Royaume-Uni dans la revue anthologique
Warrior entre 1982 et 1985, le récit
dystopique et philosophique de Moore et Lloyd est présenté dans sa version re-colorisée,
collectée et complétée parue au début des années 1990 aux Etats-Unis chez l’éditeur
DC Comics.
V pour Vendetta est une œuvre révolutionnaire tant du
fait de son contenu que de sa forme graphique et narrative.
Une œuvre dense
qui, en 352 pages, prend le temps de décrire l’affrontement entre les idéaux
anarchistes d’un individu et la doctrine fasciste d’un état totalitaire.
Une œuvre visionnaire
qui brosse le sombre tableau d’une Angleterre pourrissante, isolée et repliée
sur elle-même.
En pleine
ère Thatcher, alors que le Royaume-Uni traverse une terrible crise économique,
Moore est estomaqué par l’ascension fulgurante des fascistes du National Front et l’orientation
ultra-conservatrice du gouvernement.
En réaction
notamment à une législation anti-homosexuelle d’un autre âge et à la flambée du
racisme et de la xénophobie, Moore écrit ce sombre récit pour exprimer ses
convictions et critiquer un pays qu’il ne reconnaît plus comme le sien.
Moore et son
dessinateur imaginent un futur sombre dans lequel un terroriste haut en couleurs
s’oppose et lutte tout seul contre un régime totalitaire impitoyable.
L’action est
située en 1997. Le monde a été ravagé par un conflit nucléaire et si le Royaume-Uni
a été épargné par les bombardements successifs, un parti fasciste a pris le pouvoir
et fondé un régime raciste, puritain et isolationniste.
L’histoire s’ouvre
sur le sauvetage d’Evey, une jeune-fille, par le terroriste simplement nommé V.
Ce curieux personnage arbore un masque à l’effigie de Guy Fawkes et entend semer
le chaos dans un pays entièrement soumis à un Etat corrompu animé par les idéaux
les plus abjects.
Le récit s’articule
autour du personnage d’Evey, point d’ancrage de deux fils narratifs : les
menées terroristes de V contre les différents organes de l’Etat totalitaire et
l’enquête d’un officier de police chargé d’identifier et de stopper V.
Dans leur forme
initiale, les dessins de David Lloyd sont dans un noir et blanc ultra-contrasté sans aucune nuance de gris. D’un commun accord entre le dessinateur et le
scénariste, ce feuilleton doit évoquer l’atmosphère des films noirs et avoir un
côté années 30 mais il doit surtout opposer sans compromission aucune les idées
anarchistes du révolutionnaire masqué à celle d’un Etat fasciste intransigeant.
Le trait de
David Lloyd est remarquable en ce que l’artiste ne trace pas les contours de
ses personnages et décors. Le style visuel de cette œuvre est radicalement
différent tout comme sa forme narrative. Moore et Lloyd essaient d’abandonner
les habituelles bulles de dialogues ou de pensées et les cartouches de textes.
Tout est fait
pour bousculer le lecteur et l’interpeler et créer de nouvelles formes de
narrations. L’auteur et l’artiste raconte un chapitre de l’histoire en superposant
les paroles d’une chanson sur des images qui a priori n’ont pas de lien avec cette chanson. Dans un autre
chapitre, ce sont des phrases tirées de divers programmes télévisés qui viennent
structurer la narration en se surimposant sur les images.
Moore confia
dans des interviews, préfaces ou postfaces aux diverses éditions, que c’est le
dessinateur qui l’obligea à bousculer ses propres habitudes d’écriture pour
transcender cette histoire qu’il envisageait au départ comme une simple série d’action
teintée de préoccupations philosophiques et politiques.
Le lecteur retrouve
la richesse des trames multicouches utilisées par Moore dans la série Watchmen, cependant la « structure
en artichaud » semble avoir plus de cœur et le présent récit laisse
suinter les inquiétudes, craintes, colères légitimes des auteurs ainsi que
leurs questionnements.
Le choix du
masque de Guy Fawkes et du costume porté par le terroriste pourrait ancrer cette
bande-dessinée dans le genre super-héroïque. Pourtant, si les artistes jouent
un peu avec les conventions du personnage encapé, le ton est beaucoup plus lourd
et oppressant. V n’est nullement un super-héros mais un psychopathe aux
méthodes ultra-violentes.
Guy Fawkes
est ce révolutionnaire raté qui tenta de faire sauter la Chambre des Lords sous
le règne de James Ier, le 5 novembre 1605. A la date anniversaire de
son échec, les Britanniques ont gardé l’habitude de brûler des mannequins à son
effigie. Une manière de fêter la préservation des institutions britanniques ?
Une manière de célébrer les menées d’un sombre héros révolutionnaire anarchiste ?
Moore semble
affirmer que Guy Fawkes n’est que l’un des nombreux criminels plus ou moins
bien aimés qui peuplent la culture populaire britannique tout comme Robin des
Bois ou Dick Turpin. Une espèce d’anti-héros subversif en lutte contre une
autorité inique.
Le masque de
Guy Fawkes est devenu depuis une espèce de « totem » de mouvements contestataires
ou pseudo-révolutionnaires qu’il s’agisse des Anonymous ou de certains « rebelles
en chasubles colorées ».
Plutôt que
le récit de super-héros, le graphisme évoque la Seconde Guerre Mondiale et le
cinéma britannique de cette période.
Le récit est
extrêmement dur et la peinture du régime totalitaire aussi précise que
glaçante. Moore imagine un régime qui s’appuie sur cinq factions qui gèrent et verrouillent
une société complètement soumise au parti au pouvoir. L’œil s’occupe des
surveillances vidéos, l’Oreille des surveillances audios, le Nez est la police
politique à l’affût de tout manquement, la Main est la milice ultra-violente et
la Voix est le service de propagande usant de tous les moyens de communication
pour terroriser et/ou manipuler les masses. Ce régime a anéanti toute
opposition politique et toutes les minorités en les déportant dans des camps de
rééducation.
Le policier
chargé d’enquêter sur les actes terroristes de V ausculte les différents
rouages de cette monstrueuse mécanique et en vient à comprendre que V est passé
par ces camps de rééducation. La jeune Evey que V a pris sous son aile va
douloureusement être formée et éveillée par le terroriste.
Œuvre d’une très
grande intelligence et maturité dans laquelle tous les personnages sont crédibles,
V pour Vendetta interpelle le lecteur.
Comme aime à le souligner Alan Moore, les fascistes sont des gens ordinaires
qui ont un travail et une famille, sauf… qu’ils sont fascistes ! Et dans
cette bande-dessinée, le dictateur fasciste est montré comme un humain avec
tout ce que cela implique de petitesse, de faiblesse.
Quant au terroriste
V, il n’est jamais héroïsé, jamais idéalisé et jamais réellement encensé.
Si Evey est
pour le lecteur un point d’entrée dans l’histoire, elle est aussi un peu une
boussole et lorsque la jeune-fille observe les méthodes de V, elle est choquée
et peine à accepter la violence du personnage.
Autant le
dessin de Lloyd est sans nuance aucune, autant l’écriture est d’une extrême
finesse et intelligence et laisse le lecteur s’interroger.
Les auteurs
ou œuvres intelligentes comptent toujours sur la propre intelligence du lecteur
ou du spectateur ou de l’auditeur, n’est-ce pas ?
Ces mêmes
auteurs ou œuvres intelligentes savent aussi composer ou tisser leurs trames à
partir des références les plus simples. Sans surprise, Alan Moore cite dans la
postface de la présente édition les références très pop-culturelles dans
lesquelles s’enracine cette bande-dessinée : Orwell, Huxley et la série Le Prisonnier pour le face-à-face entre
individu et totalitarisme, Judge Dredd pour l’anticipation twistée à la mode British, Doctor Phibes et Theater of Blood pour la vengeance avec
panache, etc.
Questionné
sur le sens profond de la série Le
Prisonnier, son acteur principal et auteur Patrick McGoohan aurait dit un
jour : « questionnez-vous vous-même ! »
L’identité
de V dans la bande-dessinée de Moore et Lloyd demeure une énigme, une question sans réponse. La grande force de la présente œuvre est de ne pas être donneuse
de leçon mais poseuse de questions.
Malheureusement
pour Alan Moore, Hollywood s’est penché sur ses écrits et a tenté à plusieurs
reprises de les transposer au cinéma. V
pour Vendetta a été adapté par James Mc Teigue (avec une grosse participation
des frères devenus depuis sœurs Wachowski). Que dire de cette adaptation qui se
veut la plus fidèle possible ? Qu’il n’est pas aisé de transposer à l’écran
dans un film tout public une œuvre aussi révolutionnaire que celle-ci. Entre les
raccourcis scénaristiques, la volonté de mettre en boîte un « pop-corn
movie » bourré de scènes d’action, les astuces pour ne pas trop bousculer
le spectateur… Hé bien le film est bien fade et les aménagements apportés au
récit sont consternants.
L’œuvre révolutionnaire
se transforme en gentil produit légèrement satirique mais pas trop quand même.
L’une des
conséquences les plus négatives de cette adaptation aura été de populariser le
masque de Guy Fawkes qui est malheureusement devenu un goodies comme un autre pour les révolutionnaires de pacotille…
Interrogé sur
ses sentiments quant aux diverses adaptations de ses écrits, Alan Moore n’a
jamais caché son désintérêt. Horrifié par la débauche de moyens financiers injectés
dans ces films, il a répliqué : « Il s’agit de millions de dollars
qui n’ont quasiment rien rapporté. Et ce dans un monde qui tombe en morceaux. (…)
Des films bidons qui ne servent qu’à remplir deux heures de l’existence vide d’un
ado occidental privilégié… »
Plutôt que
de nous promener affublés d’un masque de Guy Fawkes et d’incendier des monticules
de palettes, plutôt que de nous évertuer à mal adapter à grand renfort de
millions de dollars des bandes-dessinées pour alimenter des cinémas ou plateformes
de visionnage en streaming de produits filmiques, Alan Moore nous inviterait peut-être
à cogiter, à rêver, à cauchemarder, à proposer ou à créer des œuvres nouvelles qui
interpellent, éveillent et font avancer l’humanité…
« Résister,
c’est créer ! » Non ?
Et si V est un
terroriste destructeur qui met en pièces une Angleterre corrompue, il laisse à
Evey, à la fin de la bande-dessinée la lourde tâche de construire une
Angleterre nouvelle, plus juste et plus heureuse.
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