samedi 8 mai 2021

Jack Kirby (scénario et dessin), Le Quatrième Monde, Urban Comics, Paris, 2015-2018 (série complète en 4 volumes).


 

Jack Kirby (scénario et dessin), Le Quatrième Monde, Urban Comics, Paris, 2015-2018 (série complète en 4 volumes).

 

Au total plus de 1600 pages de bande-dessinée « gribouillées » par Jack Kirby réunies ici en 4 imposants volumes très colorés et très agréables à lire ou relire. Le tout agrémenté d’interviews, croquis préparatoires et autres documents.

Spectaculaire ? Monumental ? Enorme ? Mythologique ? Grandiose ? Historique ? Sans doute mais surtout « biblique » !

Grâce à l’éditeur Urban Comics, les lecteurs français peuvent enfin lire l’intégralité des épisodes écrits et dessinés par Jack Kirby pour l’éditeur américain DC Comics entre 1970 et 1973.

Kirby imagine dans ces pages un monde né sur les ruines du Ragnarok.

Les « anciens dieux » se sont entretués et sur les cadavres de deux d'entre eux se sont formés deux mondes jumeaux et ennemis : New Genesis, un monde paradisiaque, et Apokolips, un monde infernal. Ces mondes sont peuplés de fabuleux « nouveaux dieux » en guerre depuis des éons…

La genèse de cet imposant récit est des plus captivantes. Au début des années 1970, Jack Kirby dessine depuis une bonne trentaine d’années. Il a co-créé et animé l’essentiel des séries de comics de l’éditeur américain Marvel : Thor, Hulk, The Avengers, X-men, Captain America… Artiste à l’imagination fertile et à la force de travail colossal, il est directement ou indirectement lié à la création des principaux super-héros de la firme américaine. Et pourtant, en dépit de son labeur ; le « King des comics » n’est pas reconnu à sa juste valeur. Et en 1970, il claque de manière retentissante la porte des bureaux de la Marvel pour passer chez la maison rivale et ennemie, DC Comics.

Bien des années après ce séisme et ce départ, John Buscema, un autre dessinateur légendaire de la Marvel, expliqua que Kirby dessinait tellement de séries mensuelles que l’éditeur avait des difficultés à le rémunérer. Un responsable éditorial proposa alors de revoir ses tarifs à la baisse.

Aussi surprenant que cela puisse paraître aux lecteurs et fans de comics d’aujourd’hui, des années 1960 au début des années 1990, les artistes de comics n’avaient quasiment droit à aucune considération.

Ayant claqué la porte de l’éditeur new-yorkais, Jack Kirby s’en est donc allé chez DC Comics où il est accueilli à bras ouverts. Chez DC, on laisse presque carte blanche à Kirby pour écrire et dessiner les récits de son choix.

D’une manière totalement révolutionnaire, le nouvel éditeur du « King » fait tout une campagne de publicité autour du seul nom de l’artiste et accorde pour la première fois dans l’histoire des comics américains quelque crédit et importance à un artiste.

Jack Kirby ne va pas de contenter de dessiner quelques comics pour DC Comics mais il va complètement révolutionner l’industrie et les manières de penser, écrire et raconter les comics.

Plutôt que d’écrire et dessiner une séries, le « King » va en écrire et dessiner quatre : Superman's Pal Jimmy Olsen, The Forever People, Mister Miracle et The New Gods.

Plutôt que de raconter sa nouvelle mythologie de manière linéaire et simple, le « King » va faire se croiser les quatres fils narratifs. Ce qu’il commence à raconter dans une des séries va se conclure dans une autre. Ce que les protagonistes d’une série accomplissent va avoir des conséquences pour les protagonistes d’une autre série. D’une manière totalement inédite, Jack Kirby vient d’inventer le « crossover » qui est depuis devenu la tarte à la crème annuelle des éditeurs de comics.

Plutôt que d’utiliser des personnages existants ou de les relooker à sa manière, le « King » va en créer de toutes pièces et attention, ça décoiffe !

Si l’on peut considérer que le travail de Kirby chez Marvel entre 1961 et 1970 est en quelque sorte son « Ancien testament » des comics, le King dessine et écrit pour DC Comics un « Nouveau testament » des comics !

Et au-delà de la blague, il y a quelque chose de très vrai dans l’affirmation précédente. Kirby jette sur le papier une nouvelle mythologie et un nouveau panthéon. Il tisse le canevas d’un récit aux dimensions bibliques dont les ramifications vont bien au-delà des 59 épisodes publiés et des quelques 1600 pages dessinées.

Le lecteur comprend rapidement que cette ribambelle de personnages colorés que sont le furieux Orion, la belle mais féroce Barda, le mystérieux Pisteur Noir, le cruel Darkseid, le sadique De Saad, l’épatant Mister Miracle et autres Lightray, cette ribambelle donc a d’innombrables histoires passées et futures à vivre et raconter !

D’ailleurs l’éditeur ne s’y est pas trompé : aujourd’hui encore, DC Comics exploite et complète le monde créé par Kirby.

Il n’est pas anodin que l’un des personnages créés par Kirby dans son récit soit un super-artiste de l’évasion : le « King » vient tout juste de s’évader de chez Marvel !

Il est amusant de voir Kirby régler ses comptes avec son ancien éditeur à transformant les responsables éditoriaux Stan Lee et Roy Thomas en méchants de pacotille. Hé oui Funky Flashman et son larbin Houseroy sont bien des caricatures de Lee et Thomas !

Le « King » avait un sacré tempérament et conservait de ses origines modestes un petit côté « bagarreur ». Pas tendre du tout avec son ancien collaborateur !

Le lecteur comprend également de manière transparente que le « Ragnarok » à l’origine de l’apparition du « Quatrième Monde » est autant un cataclysme aux proportions bibliques que le claquement de la porte des bureaux de la Marvel qui pousse Kirby à imaginer et créer un nouveau monde sur les ruines et cendres de celui qu’il avait mis sur pieds pour la Marvel.

Jack Kirby est extrêmement inventif et ambitieux dans sa « construction » d’un monde nouveau pour les comics.

Il est touchant de lire les aventures de ses « Forever People » qui sont une bande de jeunes « nouveaux dieux » aussi naïfs et sympathiques qu’un peu paumés. On perçoit dans ces récits en particulier toute l’affection de Kirby pour la jeunesse américaine et dans les rangs de ces divins « « hippies », le « King » dessine une « belle rêveuse » et un « nounours » très fin sixties et début seventies.

Les thèmes abordés par Kirby dans cette œuvre sont très variés : il met en scène un totalitarisme infernal sur Apokolips et Darkseid en quête d’annihilation et de cette équation d’ « anti-vie » est autant un prototype de Dark Vador qu’une évocation d’Adolf Hitler. Les réminiscences de la Seconde Guerre Mondiale (à laquelle Kirby participa) et du régime Nazi sont nombreuses : le cauchemar des prisonniers d’Armagetto, les brigades pour la jeunesse de Granny Goodness, Von Killowiz le criminel Nazi en fuite…

Kirby met en scène des jeunes gens naïfs mais dégourdis, des femmes puissantes et à même de se libérer toutes seules voire de libérer et protéger des hommes, des Noirs héroïques…

« Le Quatrième Monde » de Jack Kirby est une œuvre profondément humaniste, progressiste et optimiste.

C’est également une œuvre belle et naïve qui a vieilli mais qui se laisse feuilleter avec affection et émotion. La présente traduction qui francise un certain nombre de noms de personnages ou de lieux n’est pas sans donner un parfum « kitsch » à l’ensemble. Mais le kitsch c’est chic parfois !

Il faudrait des pages et des pages pour expliquer la richesse des présents ouvrages qui cachent des trésors d’inventivité et d’humanité sous des dehors enfantins et bariolés.

Le fan hardcore de Jack Kirby a toujours le sourire aux lèvres et la larmichette à l’œil en lisant et relisant l’ultime épisode de Mister Miracle. Le héros éponyme, un super-artiste de l’évasion (le pendant masqué et encapé de David Coperfield inspiré de Jim Steranko), se rend compte de son amour pour Big Barda, super-guerrière qui lui sauve à de nombreuses reprises, et la demande en mariage alors même qu’ils combattent les hordes d’affreux de l’infâme Virman Vundabar…

La larmichette coule parce que derrière la glorieuse, flamboyante et costaude Barda, on devine l’hommage et la déclaration d’amour du « King » à sa « Queen ». La « super-compagne » de Mister Miracle est évidemment calquée sur la plutôt discrète, pas flamboyante et pas « super-costaude » Roz Goldstein Kirby. L’épouse du « King » a été son encreuse, sa collaboratrice, la mère de ses enfants et sa sauveuse plus d’une fois. Les enfants du couple Kirby ont maintes fois raconté comment Roz devait arracher Jack à sa planche à dessin pour le mettre au lit ou à table et lui permettre de se reposer un peu ou retrouver quelque énergie.

Voilà… La larmichette est là !

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