Carlo Lizzani (scénario et réalisation), San Babila: un crime inutile, Le Chat qui Fume, Paris, 2018.
La
Piazza San Babila à Milan est aujourd’hui l’un des lieux branchés de la ville
avec ses bars, restaurants, yuppies
et autres paninari.
Dans
les années 1970, cette même place était le terrain de jeu et de chasse de
groupuscules néo-fascistes. Le 25 mai 1975, un étudiant italien, Alberto
Brasili, et sa fiancée, Lucia Corna, sont sauvagement agressés par de jeunes
fascistes. Brasili est assassiné sous les yeux de sa fiancée.
C’est en réaction à cet assassinat que Carlo Lizzani écrit et réalise son film San Babila ore 20: un delitto inutile en 1976. Le réalisateur italien s’inspire de ce drame sordide pour raconter une journée de la vie d’une bande de néo-fascistes, des sanbabiloni comme disent les Milanais, journée qui s’achève par l’assassinat gratuit et inutile d’un étudiant sous les yeux de sa fiancée.
Cette
chronique de la vie milanaise est fort partisane et pour cause : Carlo
Lizzani est une figure de la Résistance Romaine et un « Partisan »
justement ! Lizzani a consacré l’essentiel de sa carrière de réalisateur
et de scénariste à analyser et raconter le vingtième siècle italien. Ce grand
intellectuel de Gauche et ce réalisateur-phare du néo-réalisme italien sonde présentement
le milieu néo-fasciste milanais des années 1970 et expose à la vue de tous la
radicalisation d’une partie de la jeunesse italienne.
Le film s’ouvre sur les funérailles d’une figure du fascisme milanais. Manière simple pour le réalisateur de poser d’emblée au cœur de son film les spectres de la Seconde Guerre Mondiale toujours très présents dans l’Italie des années 1970.
Le
métrage se présente comme une tranche de la vie d’un groupe de jeunes Milanais.
Certes, Lizzani force le trait mais c’est pour mieux souligner le caractère
gratuit du meurtre et surtout pour mettre en exergue ses inquiétudes quant à la
dérive effrayante de certains jeunes Italiens. Il s’applique aussi à sonder les
raisons diverses qui peuvent pousser la jeunesse italienne à embrasser les
idéologies les plus extrêmes et violentes.
Filmée
à chaud, sur les lieux mêmes du drame, cette chronique expose de manière
quasi-documentaire le quotidien d’une bande de néo-fascistes intelligemment
« croqués » par Lizzani. L’un est un « gosse de riche » en
révolte contre son père. L’autre un petit employé de la classe laborieuse qui
se cherche une place « en haut de l’affiche ». L’autre encore, un
jeune « bourge » assez paumé luttant pour se libérer de l’emprise
étouffante de sa mère et peinant à s’accomplir sexuellement comme le
« surhomme » néofasciste qu’il devrait être… Tous ont en commun une
haine des Communistes et une volonté de changer radicalement et violemment
l’Italie.
Lizzani est bien trop intelligent pour penser pouvoir disséquer et expliquer le néofascisme en 105 minutes. L’essentiel de son film, il le consacre à sa peinture minutieuse du paysage politique milanais. Il donne matière à voir et à réfléchir au spectateur et fixe sur pellicule toutes les inquiétudes et questions des Italiens d’alors. De la complaisance des autorités policières à l’égard des violences commises par les sanbabiloni à l’encontre des rossi, les jeunes Communistes, à l’inaction coupable des autorités religieuses face aux flambées de violences, en passant par toutes ces interrogations quant à d’éventuelles éminences grises mystérieuses tirant les ficelles et envenimant les choses entre rossi et neri… Au passage, Lizzani met également en boite une séquence qui montre une saillie de violence antisémite en plein cœur de Milan.
L’œuvre de Lizzani est extrêmement courageuse et rugueuse. Sa caméra capte avec justesse toute la violence de la société italienne des années 1970, sans fioritures et avec une précision presque clinique. A plusieurs reprises, son objectif fixe sur la pellicule les réactions des passants face aux exactions des sanbabiloni exhibant des godemichets achetés dans un sex-shop ou paradant au pas de l’oie sur la Piazza San Babila. Et si les principaux protagonistes sont campés par des comédiens non-professionnels, le réalisateur se plaît à ancrer sa chronique dans le réel en jouant des réactions des passants acteurs un peu contre leur gré du film qu’il met en boîte. Lizzani filme au plus près. Lizzani veut entrer dans le cercle néofasciste et y faire entrer son spectateur.
Ce film demeure un excellent document cinématographique pour aborder les « années de plomb » italiennes. C’est également une œuvre bien trop méconnue qui réapparaît à point nommé pour s’interroger sur la radicalisation d’une fraction de la jeunesse ou sur la brutalisation du champ politique ou encore sur l’explosion des discours et attaques racistes, antisémites et fascistes. D’une manière très littérale, le film montre la tentation du glissement de l’extrémisme vers le terrorisme.
Habituellement
pourvoyeur en films de genre plus ou moins oubliés, l’éditeur parisien
« Le Chat qui fume » gâte le spectateur avec une édition Bluray et
DVD du film restauré accompagnée d’un entretien avec Gilberto Squizzato,
journaliste et acteur, qui expose en détails la genèse et le contexte du film.
Au-delà de la curiosité cinématographique que constitue ce métrage emblématique
des « années de plomb », il y a un témoignage et une tentative d’analyse
qui méritent d’être re-découverts.
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