lundi 14 août 2023

Vassili GROSSMAN, Vie et destin, Paris, Livre de Poche, 2005

 


Vassili GROSSMAN, Vie et destin, Paris, Livre de Poche, 2005, 1173 p.


Vie et destin
fait partie de ces livres dont on lit des extraits, dont on peut entendre parler dans les colonnes du Monde ou sur « France Culture » sans pour autant ne l’avoir jamais lu. Pourtant, la lecture de ce roman s’avère essentielle car son ampleur littéraire, historique et philosophique est alors accessible. Les quasi 1200 pages de Vie et destin, réédité en livre de poche en 2005 offre au lecteur plusieurs perspectives toutes aussi capitales les unes que les autres : compréhension fine du fonctionnement des totalitarismes russes et allemands, de la place centrale de la bataille de Stalingrad dans la Seconde Guerre mondiale, de l’antisémitisme des sociétés européennes dans les années quarante, du panel d’attitudes possibles face à la terreur et la violence quotidienne des guerres et des régimes totalitaires, appréhension profonde et délicate des sentiments et des émotions (amitié, amour, culpabilité, angoisse…) dans un contexte qui les menace et les amplifie.

L’idée ici n’est ni de réécrire, ni de répéter les nombreuses analyses qui existent de ce roman russe qualifié tantôt de « classique » tantôt de « chef d’œuvre ». C’est incontestablement un monument. L’histoire du manuscrit suffirait à justifier l’importance qu’il y a à s’y plonger. Transmis par Vassili Grossman au journal Znamia en 1962, il est immédiatement transféré au KGB. Peu de temps après, le KGB récupère les manuscrits, les brouillons et les rubans de machine au domicile de Vassili Grossman. Cette démarche radicale est inédite pour un roman. L’autre exemple de confiscation d’un manuscrit (au lieu de son interdiction) est celle de l’Archipel du Goulag une dizaine d’années plus tard.  Mais L’Archipel n’est pas un livre de fiction, Vie et destin, si. Ainsi, le régime soviétique, Staline en personne, se sont, à un moment donné, sentis menacés par cette fiction. Quelle meilleure manière pour donner l’envie de le lire ! Peut-on rêver meilleur « teasing » ? Si Vassili Grossman meurt malheureusement moins de deux ans après la confiscation du manuscrit, vingt ans plus tard, deux manuscrits ressortent de la Loubianka, siège du KGB, sans que l’on sache vraiment comment. Restait alors un long travail d’analyse croisée des deux manuscrits pour constituer une version « définitive » du chef d’œuvre que les lecteurs français ont pu découvrir une première fois en 1983 aux éditions L’âge d’homme.



Vie et destin est un roman russe : il multiplie les lieux, les personnages dont les vies se croisent, les analyses des sentiments et les réflexions historiques, philosophiques et littéraires. S’il faut quelque temps pour saisir l’ensemble des personnages et leurs relations, on comprend vite que chacun d’entre eux s’attache à un lieu et correspond à un type qui permettent de décrire les sociétés soviétiques et allemandes au moment de la bataille de Stalingrad (plus exactement de septembre 1942 à avril 1943). L’essentiel du roman est construit autour de l’histoire de la famille Chapochnikov (Strum, Anna sa mère, Lioudmilla son épouse, Evéguénia sa belle-sœur) de celle des militaires soviétiques et nazis au front à Stalingrad (Novikov, Grekov, Krymov, Darensky, Bach, Paulus, Liss) et de celle de prisonniers (Mostovskoï, Sofia, Anna et Krymov). Le lecteur passe donc du front (Stalingrad, Ukraine) aux camps et centres de mise à mort (goulag, Auschwitz) en passant à l’arrière par la Loubianka, les arcanes du parti unique, l’académie des sciences soviétique au sein desquelles les discussions plus ou moins amicales ne sont jamais innocentes, par les rues sombres de Moscou, de Kazan ou les lieux les plus dangereux de Stalingrad (maison 6 bis, centrale électrique…).

Cette multiplicité des lieux et des personnages permet à Vassili Grossman de comparer les deux totalitarismes pour montrer qu’ils sont identiques dans leur objectif et leur fonctionnement. Cet article n’a pas pour but de discuter de ce débat historiographique qui a traversé le deuxième XXe siècle et n’a pas encore fini de stimuler la réflexion au XXIe. Quelle que soit la réponse apportée, la démonstration de Vassili Grossman est captivante pour ne pas dire déstabilisante. Elle s’appuie sur la littérature et le langage pour affirmer l’analogie des deux systèmes. Ainsi, à de multiples reprises, les expressions employées par les personnages allemands pourraient parfaitement l’être par les Soviétiques et inversement. Ce jeu sur la symétrie du langage qui trompe volontiers le lecteur est l’une des grandes forces de l’écriture de Vassili Grossman.  

Malgré l’ampleur du roman, chaque chapitre nourrit l’intrigue et approfondit la réflexion. Tout fait sens et permet l’analyse historique et politique de la période mais également l’incarnation de ses enjeux dans les émotions qui lient les personnages. C’est le temps pris par la lecture, celui du déploiement des différentes intrigues, qui permet de saisir la conception de l’humanité de Vassili Grossman. Quelques chapitres, véritables pauses dans le déroulé du récit, explicitent les conceptions de l’auteur : l’analyse du totalitarisme (chapitre 49, partie 1), du bien et du mal (chapitre 15, partie 2), de l’antisémitisme omniprésent (chapitre 31, partie 2) et des projections sur les conséquences de Stalingrad (chapitre 19, partie 3). Vassili Grossman donne à comprendre progressivement que les deux totalitarismes prétendent agir au nom du bien pour commettre le pire et ce, par le truchement d’un État auquel s’oppose l’individu, excepté les individus que l’État a réussi à façonner et soumettre. Si cette soumission est souvent définitive, Vassili Grossman, d’abord artiste au service du pouvoir stalinien, est la preuve qu’une prise de conscience individuelle est possible. Avec lui, son livre est la preuve que la plume, pourtant dérisoire et fragile, peut faire peur au pire des mécanismes. Ainsi, l’espoir demeure puisque la bonté humaine préserve le vivant (et avec lui le changement à venir) même lorsqu’un dictateur et sa bureaucratie sont omnipotents et coupables d’horreurs alors inédites.

Tout est à lire donc ! Cependant, quelques morceaux d’anthologie sont à souligner car ils réussissent à faire comprendre et ressentir au plus profond de soi la terreur et les horreurs commises par les totalitarismes soviétique et allemand, pourtant habituellement presque indicibles.


Concernant le génocide commis par les nazis à l’encontre des juifs, Vassili Grossman réussit à trouver les mots, et même la poésie, pour mieux dire l’horreur et rendre l’inhumanité palpable. On pense immédiatement aux 16 pages de la lettre écrite par la mère de Strum (Anna) à son fils depuis le ghetto de Varsovie avant sa mort et qui est certainement le passage le plus connu du roman (chapitre 16, partie 1). Il en est de même à travers le personnage de Sofia Ossipovna, médecin major de l’armée rouge, arrêtée à Stalingrad qui accompagne un enfant, David, depuis les wagons à bestiaux jusqu’aux chambres à gaz (chapitres 42 à 48, partie 1 et chapitres 39 à 50, partie 2). Ces chapitres sont à titre personnel ce que j’ai lu de plus poignant sur ce sujet si délicat et si difficile à dire.

Sur la fragilité des trajectoires individuelles dans un régime totalitaire, le passage toujours possible de la lumière à l’ombre via la délation, l’enfermement et la mort, les parcours de Strum et Krymov sont incroyablement éclairants. Strum, parce qu’il fait une découverte exceptionnelle en physique nucléaire, voit s’abattre un antisémitisme brutal de la part de ses collègues de l’académie des sciences (alors que comme sa mère, il n’avait jusque-là presque pas conscience de sa judéité) qui l’oblige à disparaitre socialement et professionnellement. Il vit dans la terreur constante après avoir refusé de rédiger une lettre de repentance et de se présenter au tribunal organisé par ses supérieurs. La lumière vient finalement du coup de téléphone rédempteur de Staline qui lui redonne existence. Mais Strum est bientôt lui-même confronté à l’obligation de dénoncer un ami pour conserver son nouveau statut d’homme du parti (chapitres 25-27, 51-54 de la partie 2, chapitres 20-21, 25, 39-41 et 52-55 de la partie 3). La lumière, l’ombre, la lumière, l’ombre et cette impression que personne ne maîtrise son propre parcours dans la mesure où chaque vie est transparente et aléatoire car soumise en permanence au jugement de l’autre et à son écho immédiat. Krymov ne dirait pas autre chose, lui à travers qui le lecteur, découvre les geôles du KGB et le déroulé de leurs interrogatoires interminables. Krymov, communiste et intellectuel, est progressivement transformé en cadavre vivant (chapitres 1-6, 22-23, 42-43, 56-57 de la partie 3). L’officier Novikov, quant à lui, frôle la mort pour avoir retardé, contre les ordres qui lui étaient transmis, le dernier assaut soviétique de 8 minutes afin de sauver ses hommes.

Sur la similitude entre les deux totalitarismes enfin, de très nombreux passages éclairent ce point de vue. Cepdendant le chapitre 14 de la deuxième partie est particulièrement exceptionnel et explique à lui seul en quoi cette œuvre littéraire, fictionnelle a fait trembler l’URSS. Pendant 17 pages, Liss, un haut dignitaire nazi, directement placé sous les ordres d’Eichmann, tente de déstabiliser Mikhaïl Sidorovitch Mostovskoi en lui démontrant que le nazisme et le stalinisme sont de même nature, alors que cet ancien bolchévik, enfermé dans un camp de concentration nazi, essaie d’y organiser la résistance. Cet échange est troublant et invite à une réflexion, parfois vertigineuse qui est celle du lecteur car celle de Mostovskoï lui-même.

Ce roman exceptionnel fait incontestablement partie des œuvres majeures du XXe siècle, par l’histoire de son manuscrit et de son auteur, par son apport littéraire, philosophique, historique et pour cet espoir absolu et si fragile en l’humain et en la bonté. Partout, tout le temps, pointe la puissance invincible des sentiments et des émotions : dans les tranchées, les abris souterrains de Stalingrad, les camps, les geôles et les centres de mise à mort, dans les milieux professionnels et au sein des familles. Il suffit de relire l’attitude de l’officier Grekov, bloqué dans la maison 6 bis sous les bombes à Stalingrad, face à l’amour naissant (et quasi condamné par la violence environnante) entre un jeune soldat, Sérioja, et Katia, chargée de la radio dont Grekov lui-même, largement plus âgé, est amoureux. Lorsque Grekov permet astucieusement aux deux jeunes amoureux de quitter les lieux en donnant à cette aubaine l’apparence d’une décision disciplinaire, le lecteur ressent une profonde tendresse pour le vieil officier. Il embrasse immédiatement le regard de Sérioja qui « se rendit compte que des yeux merveilleux le fixaient, des yeux intelligents et tristes, des yeux comme il n’en avait jamais vu de sa vie. » Oui, Vassili Grossman propose un regard merveilleux, intelligent et triste sur l’humanité, en particulier lorsque les systèmes et les événements la nient.  




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