Mona Ozouf, Jules Ferry. La liberté et la tradition,
Gallimard,
Paris, 2014.
On a tous en
tête les deux facettes, quasi incompatibles, de Jules Ferry: celle de l'homme
d'Etat, humaniste, qui a rendu l'école gratuite, laïque et obligatoire; et
l'autre, plus incompréhensible, moins glorieuse, véhiculée par son
discours à la chambre des députés en 1885, dans lequel il justifiait la
colonisation en soulignant le devoir pour les "races
supérieures" de civiliser les "races inférieures". Comment
l'ex-ministre de l'instruction et des affaires étrangères, comment un homme public,
pouvait-il proférer de tels propos dans la "Patrie des droits de
l'Homme"? En retraçant les origines de Jules Ferry et en replaçant son
action politique dans le temps long, Mona Ozouf parvient à remettre en place la
réalité et la vérité des décisions prises par Jules Ferry à la fin du
dix-neuvième siècle.
Vosgien,
grand marcheur, amateur du monde rural, respectueux des traditions et de l'art
académique, Jules Ferry vit dans une France bouleversée, dans une France qui a
connu trois défaites successives dont elle a du mal à se remettre et qui
marquent profondément les esprits de l'époque. Une France également peuplée de
Français ambigus, aux comportements parfois étranges, presque contradictoires.
Cette situation va peser énormément sur les choix et les actions politiques de
Jules Ferry.
1793 marque
la première défaite. C'est celle de la Première République qui a engendré la
Terreur et la mort prématurée des idéaux républicains de liberté, d'égalité et
de fraternité sous les coups d'un Robespierre fanatique, ouvrant la voie au
coup d'état du 18 Brumaire et à la prise du pouvoir de Bonaparte. La seconde
défaite a eu lieu en 1848, au moment où, pleins d'espoirs, les Français
récupèrent le droit de vote. Mais ils l'utilisent mal, et contre toute attente
place à la tête de l'Etat un autre Bonaparte, assassin lui aussi de la
République. Terrible prise de conscience que celle de voir les Français mal
utiliser un droit pour lequel ils ont combattu depuis de si nombreuses années.
Mais par dessus tout c'est 1870 qui marque le plus les esprits à l'époque du
gouvernement de Ferry, cette guerre perdue face à l'ennemi voisin qui ampute
durablement la France de l'Alsace-Moselle.
Tout était
réuni pour rendre compliquées les réformes de cette homme qu'on accusait de ne
rien faire alors qu'il voyait sa terre natale passer aux mains des ennemis.
Haï, échappant à des attentats, il fut portant à l'origine de changements fondamentaux, devenus si normaux aujourd'hui, qu'on en oublie même
qu'il n'a pas été toujours comme cela. Soucieux de donner plus de pouvoirs aux
autorités locales, il retire aux préfets le droits de nommer les maires pour en
laisser la nomination au suffrage universel. Les libertés de
presse et de réunion furent aussi des chantiers que son action a permis de
développer.
Son
œuvre la plus importante est sans conteste ses lois
scolaires. Déjà en passe de devenir obligatoire et gratuite, l'école sous Jules
Ferry devint laïque. Cette révolution scolaire répond à son idéal républicain: le manque d'instruction est la cause la plus évidente de toutes les
inégalités et de toutes les erreurs, notamment celles commises dans la mauvaise utilisation du droit de vote des
Français. Ainsi selon Ferry la République doit prendre en charge
l'éducation pour s'enseigner elle-même. Dès lors, il ne sera plus possible que des Français instruits reproduisent les aberrations du passé. Droits de l'Homme, capacité à exercer un jugement
critique, comprendre et participer à la vie de son pays, sont les grands objectifs
de la formation citoyenne de l'enseignement sous la Troisième République.
Histoire et géographie y occupent une place toute particulière puisque
l'histoire doit ancrer la République dans le temps long pour en
expliquer ses origines et l'intérêt de la défendre; la géographie l'ancrera
dans ses territoires.
Mona
Ozouf contextualise ainsi le discours justifiant la colonisation. Loin
d'affirmer une théorie raciste telle qu'on pourrait la comprendre à la première lecture du célèbre discours, Ferry fait plutôt preuve d'un grand humanisme: ce qui fait la supériorité de la "race" française sur les
"races inférieures", c'est justement cette éducation et cette
instruction qu'il
souhaite partager avec les colonies afin d'en faire des nations sœurs plus que
des nations esclaves. Quant à l'affirmation de la puissance française par la
colonisation, tant critiquée par Clemenceau, il faut la replacer dans le
contexte géopolitique de l'époque: la perte par la France de leur territoire
frontière avec l'Allemagne. Redonner l'impression de force aux Français
semblait urgent.
Par
une écriture parfaitement maîtrisée, une clarté et une méthode remarquables, Mona Ozouf
réussit en 120 pages à lever tous les doutes sur l'un des plus grands hommes
politiques qu'ait connu la France et qui s'est mis au service d'une Nation qui ne semble pas
avoir immédiatement pris conscience de l'importance de cette personnalité et de
la portée de son action.
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