mercredi 30 novembre 2016

Hippolyte, Patrick de Saint-Exupéry, La fantaisie des Dieux. Rwanda 1994, Les Arènes, Paris, 2014.




Hippolyte, Patrick de Saint-Exupéry, La fantaisie des Dieux. Rwanda 1994,
Les Arènes,
Paris, 2014.

En 1994, Patrick de Saint-Exupéry, journaliste, fondateur de la revue XXI, est en reportage dans un Rwanda en proie à un génocide d'une intensité unique. En trois mois, en cent jours seulement, près d'un million de Tutsi sont sauvagement assassinés, au rythme hallucinant de 8000 victimes quotidiennes.

Cette bande dessinée reportage retrace le parcours du journaliste dans le pays aux mille Collines qui lui semble pourtant si calme aux premiers abords. Mais ce silence est trompeur. Preuve en est le fleuve qui charrie des dizaines de cadavres jetés là par les extrémistes hutu. Car "la marque d'un génocide, ce n'est pas la furie, c'est le silence", conséquence de ce "nettoyage ethnique" orchestré par le nouveau gouvernement qui vient de prendre le pouvoir à la suite de l'attentant perpétré contre le Président Habyarimana dont on ne sait finalement toujours pas qui en est à l'origine.

Silence au Rwanda, mais aussi silence de la communauté internationale. Et surtout de la France. Quand commence ce livre, on est dans le bureau du Président de la République de l'époque, François Mitterrand, qui vient de lire le télégramme le prévenant que des massacres de grande ampleur vont avoir lieu au Rwanda. Et pourtant il ne fait rien, il ne veut pas froisser l'allié rwandais, membre de la grande famille France-Afrique. N'est-ce pas d'ailleurs lui qui a mis à disposition l'avion et son équipage dans lequel sont morts les présidents rwandais et burundais? Cet attentat marque le début d'un déchaînement de violence inouïe contre les Tutsi, ces "cafards", ces "traîtres", ces "cannibales" qu'il faut non seulement tuer, mais tuer sauvagement, pour mieux les déshumaniser.

Le journaliste et son équipe recueillent les récits des rescapés. Ici ce sont 4000 personnes qui ont été massacrées à coups de fusil, de grenades ou de machette, dans une église où elles ont été rassemblées, piégées. Ailleurs ce sont les voisins, les instituteurs, les gendarmes qui ont tué les gens de leur quartier, leurs élèves ou les personnes qu'ils devaient protéger.  On tue à la barricade, véritable piège à Tutsi.

Quand finalement, et on ne sait d'ailleurs pas très bien pourquoi, Mitterrand décide de lancer l'Opération Turquoise dans le but de protéger les civils et de mettre fin à ce qu'on faisait passer à l'époque pour des massacres interethniques, Patrick de Saint-Exupéry décide d'accompagner une troupe de militaires français. C'est en héros que ceux-ci sont accueillis... par les tueurs qui voient en l'arrivée des soldats français une aide pour mettre définitivement fin à l'existence des Tutsi dans le pays. Comment en est-on arrivé à cette rocambolesque situation? C'est ce que va chercher à découvrir le journaliste en faisant parler les témoins, victimes et assassins.

Cette découverte et la prise de conscience de la responsabilité de la France dans ce massacre, c'est sur les collines de Bisesero que Patrick de Saint-Exupéry et les officiers de l'armée vont la faire quand ils verront et entendront les assassins eux-mêmes clamer haut et fort qu'ils tuent hommes, femmes et enfants. C'est là aussi qu'ils rencontreront les quelques dizaines de rescapés qui restent des 6000 Tutsi qui s'étaient réfugiés dans ce lieu de résistance historique. Ahuris par leurs témoignages, il leur faudra quand même constater l'existence de charniers remplis de corps mutilés à coups de machette pour qu'ils prennent tout à fait conscience de ce qui se trame ici.

Enfin on prévient les chefs d'état major, les politiciens, les chefs de gouvernement, mais à Paris on fait traîner, c'est compliqué d'organiser des missions militaires... Et pendant ce temps, le nombre de morts ne fait que grandir, celui des rescapés de Bisesero que diminuer. Quand on décide d'intervenir, c'est finalement pour escorter ces longues colonnes de réfugiés vers le camp de Goma. Mais qui sont ces gens qu'on envoie dans le pays voisin? On se rendra compte, une fois de plus trop tard, qu'il s'agit de victimes et surtout de tueurs qui fuient l'arrivée du FPR, l'armée tutsi qui reconquiert progressivement le pays et qui traque une milice extrémiste hutu trop occupée à chercher à tuer les "inyenzis". C'est ainsi qu'on délocalise le génocide dans le pays voisin et l'épidémie de choléra qui accompagne les colonnes de réfugiés, bienvenue pour tous les responsables des tueries, va finalement masquer pour longtemps le génocide.

Ce récit mis en images par Hippolyte est  l'illustration d'un chapitre du livre de Patrick de Saint-Exupéry, L'inavouable. La France au Rwanda, dans lequel le journaliste prouve la part de responsabilité de la France dans ce qui s'est passé en 1994 au Rwanda. Alors que le Président Mitterrand, son secrétaire général Hubert Védrine, et son ministre des affaires étrangères, un certain Alain Juppé, font tout pour se disculper, les acteurs de terrain, comme ce gendarme du GIGN, s'effondrent quand ils se rendent compte que ce sont eux qui ont appris aux tueurs, à la demande du gouvernement français, à manier les armes qui ont servi à tuer des femmes, des enfants, des vieillards, des civils innocents...

Mais c'est aussi le récit du retour de Patrick de Saint-Exupéry accompagné d'Hippolyte vingt ans plus tard  sur les lieux du génocide afin que le journaliste puisse raconter au dessinateur ses terribles souvenirs de cette funeste année 1994. Sorte de complément à l'ouvrage de Patrick de Saint-Exupéry, on découvre derrière la façade d'un pays apaisé, que se cachent toujours les stigmates du troisième génocide du Vingtième siècle. Et ces gardiens des "mémoriaux sans filtre" qu'on a bâti sur les théâtres des plus grands massacres, qui veillent sur les montagnes de crânes et d'ossements de leurs proches, sont là pour que persiste le souvenir des cent jours les plus horribles qu'un pays puisse connaître.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire