Steve Sem-Sandberg, Les élus,
Robert Laffont,
Paris, 2016.
Le Spiegelgrund, tel est le nom donné au pavillon 15 du Steinhof, un hôpital viennois. C'est dans ce bâtiment qu'est embauchée en 1938 Anna Katchenka par le Docteur Jekelus, directeur d'un mystérieux programme d'étude sur des enfants atteints de handicap. C'est aussi dans ce lieu qu'est interné Adrian Ziegler. Lui n'est pas malade, mais d'origine tsigane, il a été retiré à sa famille jugée inapte à l'éduquer, et placé ici pour ne pas qu'il puisse commettre à l'extérieur des actes malveillants "propres à sa race". On l'aura aisément compris, ce qui était à l'origine un centre de soin, devient après l'Anschluss, un lieu de rassemblement de tous ceux que les nazis considèrent comme les rebus de la société, tous les "indignes de vivre", de ce nouveau peuple aryen qu'ils sont en train de "recréer".
C'est donc à travers l'itinéraire de ces deux personnages, une infirmière complètement soumise à son mentor et un enfant turbulent, qui tente de tout faire pour échapper à cet emprisonnement, que l'on découvre une histoire réelle, celle des élus, ces enfants malades, handicapés ou "socialement inadaptés" qu'on sélectionne pour les étudier afin de "perfectionner la race", avant de s'en débarrasser en secret en appliquant à la lettre les directives envoyées par les bureaux du 4 de la Tiergartenstrasse de Berlin.
La première partie de l'ouvrage met en scène quelques-uns de ces enfants, certains atteints de pathologies mentales sévères, d'autres de difformités physiques, d'autres encore, comme Adrian, ne sont pas malades, mais gênent les nazis dans leur projet de société parfaite. Chaque histoire est dure à lire, tant les traitements infligés aux "patients" par leurs infirmières sont inhumains: humiliations, châtiments, viols… jusqu'à la sélection des élus, ou plutôt devrait-on dire des cobayes, par le Docteur en chef qui place dans la bouche des enfants un dernier bonbon avant qu'ils ne disparaissent. Les internés sont tout aussi violents entre eux, leur instinct de survie, doublé d'une forme de cruauté liée à leur jeune âge, les poussent à commettre des actes de délation ou de barbarie contre leurs condisciples.
La seconde partie du livre n'est pas moins intéressante puisqu'elle met en scène l'arrivée des Alliés à Vienne, l'évacuation de l'institut telle celle des marches de la mort des camps de concentration, la rencontre avec les soldats soviétiques, la libération, les tentatives de reconstruction des anciens patients et surtout la découverte des horreurs commises au Spiegelgrund par les scientifiques nazis. S'ouvre alors le procès des médecins et infirmières du Steinhof; une justice bien difficile à rendre tant les témoignages et aveux sont difficiles à faire ressortir contre des médecins qui ont incarné l'autorité scientifique de leur époque et qui, pour certains, continuent d'influencer le monde médical.
Ce sont pourtant bien les bourreaux de centaines d'enfants qui sont sur les bancs des accusés. Ce n'est qu'en 2002 que seront inhumés les restes de ces victimes: 789 fragments de corps, de cerveaux, conservés depuis la Seconde Guerre mondiale dans des bocaux, dans les caves de l'institut. Une histoire qui en rappellera à coup sûr bien d'autres: celles des victimes d'une médecine au service d'une idéologie raciste et criminelle.
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