mardi 3 juin 2025

Claire Calaud (scénario) & Sandrine Kérion (dessin et couleurs), Histoire du polar en bande dessinée, Les Humanoïdes Associés, Paris, 2025.

 

Claire Calaud (scénario) & Sandrine Kérion (dessin et couleurs), Histoire du polar en bande dessinée, Les Humanoïdes Associés, Paris, 2025.

L'auteur de ces lignes déteste les bande-dessinées documentaires conçues pour les enseignants qui n'ont de BD que le nom. Le présent ouvrage n'appartient pas au nombre de ces atrocités !

Air connu : l’unique œuvre connue d’Hérodote, ses Histoires, pourrait porter le titre de recherches ou d’enquêtes. L’historien est donc un enquêteur. Et le polar est aussi ancien que les mythes grecs à commencer par celui du très inquisiteur Œdipe! L'historien n'est pas peu fier de pouvoir se comparer à un Poirot ou à un Maigret! Aujourd’hui, il va plaisamment se laisser conter l’histoire d’un genre, le polar, par une spécialiste franco-canadienne de la littérature et illustratrice versée dans le documentaire. Disons-le d’emblée : c’est un réel plaisir que de se laisser embarquer dans cet ouvrage ludique et érudit !

Ce tableau très complet du genre polar couvre son histoire de l'antiquité à aujourd’hui, en traversant les frontières et en débordant du genre littéraire pour en ausculter les apports au cinéma, en télévision ou en bande-dessinée. La forme est élégante et convient parfaitement aux visées documentaires de l’ouvrage. Le fond est extrêmement bien pensé et il s’agit ici d’une réelle réflexion sur le genre. Comme il se doit, les planches fourmillent de détails à même de titiller l’esprit de l’amateur de polar et les clins d’œil sont nombreux et bienvenus. Le tout est un peu conçu comme s'il s'agissait des élucubrations d'un émule de Sherlock Holmes lancé sur la piste des origines du genre. Un bel exercice tant intellectuel qu'artistique!

En vingt-et-un chapitres, Claire Calaud et Sandrine Kérion ne laissent rien de côté et se montrent très exhaustives dans leur histoire : des mythes grecs à Sherlock Holmes, des gentlemen cambrioleurs aux reporters investigateurs, d’Agatha Christie aux maîtres du roman noir américain, de la série noire à la française aux sueurs froides d’Hitchcock, du néo-polar français aux polars qui venaient du froid… C’est excellent, astucieux, malicieux, drôle ! Une vraie lecture plaisir qui donne furieusement envie d’en faire plein d’autres ou de se replonger dans les pages d’un bon vieux Doyle ou d’un grand Hammett !

De manière subtile, les autrices abordent les circonvolutions du genre en replaçant habilement les contextes historiques, sociaux ou éditoriaux lorsqu’il convient de le faire. Les auteurs prennent la parole autant que leurs personnages et le lecteur s’amuse vraiment en apprenant, en découvrant ou re-découvrant les sources d’inspiration ou prédécesseurs du grand Sherlock Holmes, les origines très pulp fiction du roman noir américain, les troubles et états d’âme d’un Raymond Chandler définitivement très agité ou les facéties hitchcockiennes.

Outre les incursions cinématographiques, nos ladies enquêtrices s’autorisent une excursion nippone sur la piste des mangas ou un séjour aux frontières des genres sur les traces de Stephen King ou de Lovecraft. Un ouvrage vraiment exemplaire brillamment pensé et illustré qui se doit d’être feuilleté ou lu par quiconque porte un quelconque intérêt au polar ! La préface de Frank Thilliez rend justice au travail du duo d’autrices et ramène le polar à ce qu’il est : intrinsèquement lié à la nature humaine ! En cela, cette histoire du polar est aussi une histoire de l’humanité ! Ce qui en 216 pages en images et en mots n’est pas une mince affaire !

jeudi 22 mai 2025

James W. Loewen (texte) & Nate Powell (dessin), Une histoire critique des Etats-Unis, Steinkis, Paris, 2025.

 

James W. Loewen (texte) & Nate Powell (dessin), Une histoire critique des Etats-Unis, Steinkis, Paris, 2025.

Le présent album de bande-dessinée touche à au moins deux sujets délicats : l'enseignement de l'Histoire aux Etats-Unis est-il mauvais ? Quels devraient être les objectifs d'un bon enseignement de la discipline ?  

James W. Loewen était un sociologue et historien américain dont le best-seller publié en 1995 s’intitule Lies My Teacher Told Me: Everything Your American History Textbook Got Wrong. Le présent comic book en est une adaptation posthume sous le crayon de Nate Powell. Le titre de la traduction française peut paraître bien sage au regard de l’intitulé original…

Les quatre pages d’introduction donnent le ton et capturent l’attention du lecteur.
« Les lycéens détestent l’Histoire. L’Histoire, seul domaine dans lequel plus ils suivent de cours, plus ils deviennent stupides. »

Et Loewen de critiquer la manière dont l’Histoire est enseignée aux Etats-Unis. L'auteur a passé de longues heures à étudier et critiquer le contenu de manuels scolaires utilisés dans les établissements américains. Les manuels débordent d’informations désintéressantes au possible. Les auteurs de manuels se servent du présent pour éclairer le passé et non l’inverse. Les citoyens américains doivent être fiers de leur héritage et se féliciter de tout ce que leur pays a accompli. Le nationalisme imbibe chaque page des dits manuels. Les erreurs historiques pullulent et ne sont jamais corrigées parce que les manuels d’aujourd’hui sont des clones de ceux d’avant-hier… 

« En tant que sociologue, je pense sans cesse à l’influence du passé, de la structure sociale et de la culture, aussi bien sur notre compréhension du monde que sur notre cheminement. Ce n’est qu’en comprenant pleinement notre passé que nous devenons capables d’une réflexion efficace sur notre présent et notre avenir communs. Du moins, c’est ce que j’espère. Alors, allons-y. »

Et c’est ainsi que l’auteur se lance dans l’analyse, la critique et la déconstruction de ce qu’il considère comme des mensonges. Les intitulés des chapitres sont les suivants : la fabrique du héros, la véritable importance de Christophe Colomb, l’invisibilité du racisme dans les manuels d’Histoire américaine, le choix de ne pas s’intéresser à la guerre du Viêtnam, la disparition du passé récent… Un ouvrage vieux de 35 ans mais d’une brûlante actualité ! Il pourrait paraître incongru d'adapter si tardivement en comics une étude vieille de plusieurs décennies. Cependant, les choix graphiques de Nate Powell et l'ajout d'un épilogue très actuel inscrivent la démarche de Loewen dans le contexte immédiat. « Toute histoire est contemporaine. » Non ?

Le professeur part de ce que les manuels et programmes enseignent aux jeunes Américains pour pointer l’ineptie et la vacuité de l’enseignement de l’Histoire. Ainsi, Christophe Colomb n’est jamais présenté dans le contexte d’expansion européenne des 15ème et 16ème siècles. De même, cet Européen, qui revendique et domine très naturellement et systématiquement tout ce qu’il voit, n’est jamais questionné sur ses motifs et objectifs. Loewen cite les erreurs des manuels sur Vasco de Gama ou les questions posées aux élèves se terminant par un « vous devriez être capables de traiter ces questions sans faire de recherches »…

En une bonne quinzaine ou vingtaine de pages, l’auteur déconstruit et critique nombre de mythes colportés par les manuels et enseignés aux lycéens américains. L’idéalisation d’une histoire blanche et non de l’Histoire américaine au sens large est un sujet de crispation. La raison d’être de l’ouvrage est de passer à la moulinette et de critiquer le contenu des enseignements et la manière dont ils sont transmis. Nate Powell dessine quelques fois Loewen en train d’interroger et de faire réfléchir ses étudiants. Pour lui tous les consensus historiques doivent être examinés et critiqués. Il s’inquiète beaucoup des questions gênantes évacuées des manuels et d’une orientation suprémacistes de certains écrits.

Il s’attarde beaucoup sur le mythe des premiers colons et l’évacuation pure et simple de toute étude sérieuse des populations amérindiennes. Il se permet des comparaisons osées en trouvant des échos entre les manières de ne pas traiter certaines questions dans les manuels américains et celles des gouvernements d’Europe de l’Est communiste au temps de la Guerre Froide…

Lorsqu’il en vient à traiter d’Autant en emporte le vent, son propos devient immensément politique et clivant. L’ère dite de Reconstruction à la fin de la Guerre de Sécession est, dans les manuels, entièrement phagocytée par les mythes aussi bien de la communauté noire que blanche. Sorte de péché originel de l’Amérique contemporaine, cette période voit le racisme et la violence des Blancs l’emporter… Le propos de l’auteur vient, grâce à l’habileté du dessinateur, éclairer le présent en réexaminant soigneusement le passé…



L’ouvrage se conclut avec un chapitre de réflexion sur l’histoire et le futur, un autre chapitre est une réflexion sur des méthodes efficaces d’enseignement et enfin un épilogue propose une ouverture sur les mensonges qui nous guettent. S’armer de connaissances est une chose mais réfléchir et se poser des questions en sont d’autres non moins importantes. Pour Loewen, l’Histoire est importante et doit être enseignée de manière intéressante. Une société pour qui le passé n’a aucune incidence et conséquence sur le présent ou l’avenir ne peut avancer. Il convient de relier notre passé à notre avenir et non de se couper de nos racines toutes honteuses ou encombrantes qu’elles peuvent paraître. 


 

Cet « anti-manuel d’Histoire des Etats-Unis » se transforme dans son épilogue en guide de survie dans une Amérique aux mains des Néo-Conservateurs, Alt-Rights et autres Trumpistes. Réfléchissez, questionnez, faites le tri et surtout comprenez la différence entre fait et opinion !

« Les gens ont le droit d’émettre leurs opinions personnelles, mais pas leurs propres faits… car une telle chose n’existe pas. Les opinions non étayées par des preuves ne peuvent pas se voir accorder du poids. »

La partie graphique est soignée et inventive pour ne pas lasser le lecteur. Même s'il s'agit d'une bande-dessinée à destination des enseignants, elle se distingue de ces nombreux documentaires travestis en BD qui viennent encombrer les rayons des librairies et bibliothèques. Nate Powell conclut l’ouvrage en remerciant Loewen d’avoir initié en 1995 un mouvement de fond et une importante réflexion sur l’enseignement de l’Histoire aux Etats-Unis. Hostile à toute forme de révisionnisme ou de négationnisme, l’historien et sociologue a fourni de précieuses clefs à tous ceux qui s’élèvent contre les mesures de censure prises par ceux-là mêmes qui se décrivent comme d’ardents défenseurs et restaurateurs du freedom of speech L’esprit critique comme seule arme dans le combat contre la démagogie et le populisme galopant !

vendredi 25 avril 2025

William Blanc, Justine Breton & Jonathan Fruoco, Robin des Bois de Sherwood à Hollywood, Libertalia, Montreuil, 2024.

 

William Blanc, Justine Breton & Jonathan Fruoco, Robin des Bois de Sherwood à Hollywood, Libertalia, Montreuil, 2024.

Sans égaler en nombre d'apparitions dans différents médias les champions incontestés que sont Sherlock Holmes ou Dracula, Robin Hood est une figure mythique qui a remarquablement traversée les siècles pour être remaniée, ré-imaginée, complètement renversée parfois et énormément récupérée à des fins militantes ou politiques. 

Comment un mythe naît-il au cours de l’époque médiévale, se transforme-t-il lors de l’époque moderne et se diffuse-t-il jusqu’à l’époque contemporaine en infusant la culture populaire comme la culture des élites ? Robin Hood est un excellent sujet d’étude pour élucider ces questions. Jonathan Fruoco, médiéviste, part d’un constat : il n’existe en France que peu d’études sérieuses ou d’ouvrages synthétiques sur les légendes de Robin des Bois. Il s’associe à William Blanc et Justine Breton pour élargir son propos purement médiéviste et aborder la place du personnage dans la culture populaire. A six mains et en neuf chapitres, cette joyeuse bande d’auteurs explore les origines historiques et littéraires du mythe (Jonathan Fruoco), son exportation aux Etats-Unis dans la culture populaire et son acclimatation en France (William Blanc) et les dimensions enfantine et féminine du mythe (Justine Breton). Cette belle étude, complète mais non-exhaustive, s’ouvre sur une magnifique préface de Michel Pastoureau qui relie la naissance de sa vocation de brillant médiéviste à ses souvenirs d’enfance des versions hollywoodiennes de Robin Hood et d’Ivanhoe.

Les balades de Robin des Bois sont des textes anglais écrits entre les 14ème et 15ème siècles. Robin est un personnage fictif qui semble très présent dans la culture populaire anglaise dès le Moyen Âge. Sa première mention écrite le met d’ailleurs immédiatement en compétition avec l’establishement puisqu’il est dit qu’il est plus populaire que le sacro-saint « Notre Père » pour la paysannerie anglaise ! Dès ses premières aventures écrites, les grandes lignes et grands épisodes de sa geste sont réunis. Les aventures de Robin des Bois sont, dès les prémices de l’imprimerie, l’un des premiers best-sellers en Angleterre.


Robin apparaît comme un yeoman, un petit paysan libre propriétaire terrien. Aux 14ème et 15ème siècles, les archers de l’armée royale sont recrutés parmi les yeomen. Ce groupe social démographiquement nombreux devient très revendicatif et se rebelle au cours de cette période. Dans les balades originelles, les aventures de Robin ne sont pas contextualisées historiquement. Il n’est pas dit qu’il vit sous le règne de Jean-Sans-Terre. Des chroniques un peu plus tardives cherchent à le rendre historique et à l’ancrer dans des événements insurrectionnels attestés par des sources judiciaires. Robin, le yeoman en révolte contre le roi et l’Eglise, appelle ses hommes à tabasser et détrousser les membres du clergé. Dans les couches populaires, ces récits circulent et sont adoptés par des yeomen bien réels et quelque peu revendicatifs.

En revanche, au cours du 16ème siècle, ce très populaire héros est élevé au rang de noble dans le théâtre élisabéthain. La noblesse anglaise s’approprie le mythe du personnage en le transformant en comte tombé en déchéance. Cette version de la légende s’inscrit définitivement dans les mémoires et cristallise cette origin story. Avec le fait de se cacher en forêt et celui de dépouiller les riches, cette disgrâce du petit noble fait partie intégrante de l’ADN du mythe alors qu’il s’agit d’une réécriture élisabéthaine. Cette réinvention permet aussi de redéfinir la mission de Robin pour biffer sa mission sociale et en faire un légitimiste qui veut remettre sur le trône le souverain légitime en même temps qu’il retrouve son rang. Cela confère aussi au personnage en révolte contre l’évêque local ou le shérif de Nottingham un caractère national qu’il n’avait pas jusque-là.

L’aspect du héros change lorsque ses origines sont réécrites. Le héros à capuche, Robin Hood, devient un héros des bois au cours du 20ème siècle et à cause d’erreurs des traducteurs français hésitants trop entre hood et wood… Le fameux chapeau mou à plume n’apparaît qu’au 19ème siècle et est popularisé par le cinéma. Le hoodie revient dans les comics de Green Arrow (années 1980 et 1990). La verdure du costume attestée dès Chaucer est moins une affaire de camouflage qu’un indice économique : le vert coûte moins cher !

La figure populaire de Robin Hood ne quitte jamais la culture britannique puisque les membres du Gunpowder plot de 1605 sont désignés comme des Robin Hood par le juge qui instruit l’affaire. De même, un capitaine de navire attaqué par des pirates relate, au 18ème siècle, que ses assaillants se réclament comme des Robin Hood lorsqu’ils arraisonnent son vaisseau. Bien avant le cinéma ou la bande-dessinée, le mythe du prince des voleurs est bien présent dans la mémoire et la culture populaire.

Lorsque Joseph Ritson, folkloriste de la fin du 18ème siècle, collecte diverses versions des balades de Robin Hood, alors même que grogne la Révolution Française, le mythe est déjà associé de longue date à certaines formes de contestations populaires. Les Robin Hood Societies de la petite bourgeoisie progressiste moquée par la presse conservatrice se sont appropriées la figure de Robin. Au 19ème siècle, les Chartists se revendiquent de Robin Hood. Avant d’être récupéré par les mouvements nationalistes, le romantique Keats a le temps de chanter Robin Hood, ce mythe révolu pré-industriel mais ô combien nécessaire dans ce fiévreux 19ème siècle…

La traversée de l’Atlantique à destination des Etats-Unis se traduit par d’autres transformations à la fin du 19ème siècle. Robin Hood devient le mètre-étalon pour jauger les figures de hors-la-loi telles que Jesse James. Ce faisant, le mythe se ramollit pour s’adapter aux comparaisons de tous les bords, parfois poussives, et trahissant souvent le mythe originel du yeoman en révolte. La récupération et le remodelage du mythe est quasi constant depuis la fin des années 1860 et aujourd’hui. Bernie Sanders et Ted Cruz débattent dans les années 2010 sur les réformes fiscales à mettre en œuvre aux Etats-Unis. Sanders, progressiste et socialist, évoque l’image d’un Robin Hood pour se voir répondre par le très conservateur et républicain Cruz que les vrais Robin Hood sont dans le camp conservateur des « anti-systèmes » libertariens ! 



Le renversement du mythe est aussi remarquable que représentatif des temps ! Face aux masses oisives profitant des aides sociales, les « Robin des Bois à l’envers » s’en viennent joyeusement tabasser et voler les pauvres pour donner aux riches ! Le livre montre assez bien comment les changements de la société et les transitions Outre-Manche ou Outre-Atlantique permettent cette incroyable récupération du personnage… Après la crise des subprimes, les auteurs notent une hausse de l’utilisation des caricatures de Robin Hood dans le monde anglo-saxon. Lorsque le modèle du welfare state est ébranlé, Robin sort du bois !


Et la culture populaire alors ? Elle alimente ces circonvolutions de la figure mythique récupérée en politique. William Blanc explore de manière synthétique ces aspects. Peu d’aspects sont laissés de côté par les auteurs de l’ouvrage : le militantisme de la figure, les adaptations à la littérature enfantine, les rapports de Robin et Marianne… La dernière partie de l’ouvrage n’est pas inintéressante en ce qu’elle analyse par le menu les thématiques très récurrentes du déguisement et du travestissement dans les divers récits de Robin des Bois. 

L’ouvrage est touffu et fort intéressant. Peu de mythes littéraires ont connu un succès et une récupération comparables à ceux de Robin Hood qui n’a sans doute pas tiré ses dernières flèches au moment où ces lignes sont écrites !